Espèces invasives : « La France est parmi les pays les plus touchés », rappelle Franck Courchamps

Interview L’écologue est l’un des 86 experts à avoir travaillé pendant quatre ans à cet état des lieux mondial sur les espèces exotiques envahissantes publié par l’Ipbes ce lundi. Pour « 20 Minutes », il aborde plus particulièrement la situation en France

Propos recueillis par Fabrice Pouliquen
Le moustique tigre, un exemple emblématique d'une espèce exotique envahissante introduite par les activités humaines et qui n'est pas sans causer de problèmes.
Le moustique tigre, un exemple emblématique d'une espèce exotique envahissante introduite par les activités humaines et qui n'est pas sans causer de problèmes. — EID Mediterranee / AFP
  • 86 experts de 49 pays, quatre ans de travail et 13.000 références passées au crible… L’IPBES, l’équivalent du Giec sur les enjeux biodiversité, publie ce lundi un rapport majeur sur les espèces exotiques.
  • Plus de 37.000 espèces, animales comme végétales, entrent dans cette catégorie, dont plus de 3.500 ont été documentés comme ayant des impacts lourds sur la nature et l’homme.
  • Fourmi électrique, jussie rampante, ragondin, écrevisse de Louisiane, renouée du Japon, perruche à collier… La France est loin d’être épargnée. Et agit encore trop peu pour contrer ces invasions biologiques, estime l’écologue Franck Courchamp.

Plus de 37.000 espèces exotiques ont été introduites, volontairement ou non, par les activités humaines à travers le monde. Dans le lot, plus de 3.500 ont été scientifiquement documentées comme des espèces exotiques envahissantes (EEE), qui menacent gravement la nature et l’homme.

Ce lundi, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), à voir comme le Giec de la biodiversité, publie un état des lieux des espèces exotiques envahissantes dans le monde. Pendant quatre ans, 86 experts de 49 pays ont travaillé sur ce rapport qui a passé en revue plus de 13.000 références.

Le constat est sans détour : ces invasions biologiques sont parmi les cinq facteurs directs de pertes de biodiversité dans le monde. Ces espèces exotiques envahissantes « ont été un facteur majeur dans 60 % et le seul facteur dans 16 % des extinctions mondiales d’animaux et de plantes que nous avons enregistrées », pointent les auteurs. Et si elles nuisent à la nature, elles concernent aussi l’homme, engendrant pertes économiques et dégradation de la qualité de vie.

La France n’échappe pas au fléau. « Bien au contraire », glisse Franck Courchamp, directeur de recherche au CNRS, au Laboratoire d’écologie systématique et évolution de l’Université Paris-Sud. L’écologue, l’un des auteurs principaux de ce nouveau rapport de l’Ipbes, répond à 20 Minutes.

Cette multiplication des invasions biologiques, et des coûts environnementaux et économiques associés, était-elle courue d’avance ?

Ce qui est très intéressant avec ce rapport, c’est le nombre de chercheurs qui y ont contribué et le nombre de références sur lesquels il s’est appuyé. En résulte une vision d’ensemble, la plus synthétique possible, sur ces invasions biologiques, quand on n’a plus l’habitude de se pencher sur des cas précis d’espèces exotiques envahissantes.

Effectivement, ce rapport arrive à des chiffres impressionnants, tant sur la multiplication de ces invasions que sur les impacts qui lui sont liés. En revanche, ce n’est pas si surprenant. Le rapport mentionne bien les causes de cette tendance : l’accélération de l’économie mondiale, l’intensification et l’élargissement des changements dans l’utilisation des terres et des mers, les changements démographiques, le changement climatique…

En mars 2021, dans une étude parue dans Nature, vous estimiez, avec d’autres chercheurs français, à 1.288 milliards de dollars les pertes économiques liées aux espèces invasives entre 1970 et 2017. Ce lundi, l’Ipbes évalue le coût à 423 milliards de dollars chaque année. Comment expliquer cet écart ?

Il y a deux raisons. Tout d’abord, notre article avait été fait à partir de la première version de notre base de données sur les espèces exotiques envahissantes. Celle-ci est sans cesse mise à jour au fur et à mesure que paraissent de nouvelles études. Ainsi, depuis nos calculs de mars 2021, on est passé de 1.288 milliards de dollars depuis 1970 à 2.000 milliards aujourd’hui. Par ailleurs, ces coûts étaient très peu importants en 1970 avant de quadrupler toutes les décennies depuis. On arrive alors, effectivement, à cette estimation de 423 milliards de dollars chaque année. Mais on parle bien d’une estimation. Des études montrent qu’elle est largement sous-estimée, tant on manque de données sur ce sujet. Sur les 37.000 espèces exotiques connues, il y en a moins de 1.000 pour lesquelles il existe des études sur le coût économique qu’elles engendrent.

Combien compte-t-on d’espèces exotiques en France ? Combien sont envahissantes ?

On compte 2.750 espèces exotiques en France, dont certaines, effectivement, sont envahissantes. En France métropolitaine spécifiquement, on pourrait en citer facilement une quinzaine au moins qui sont très problématiques : le frelon asiatique, le moustique tigre, la fourmi électrique, la jussie rampante, le ragondin, l’écrevisse de Louisiane, la renouée du Japon, la perruche à collier, le vison d’Amérique, l’ambroisie à feuilles. A ma connaissance, toutefois, il n’y a pas de comptabilité précise des espèces invasives sur notre territoire. On n’a jamais été encore jusqu’à regarder dans le détail, sur les 2.750, lesquelles sont envahissantes et lesquelles sont juste là sans générer d’impacts majeurs sur les écosystèmes.

En revanche, avec d’autres chercheurs, on a travaillé sur l’estimation des coûts économiques des EEE en France. Sur la base des données les plus fiables, portant sur 98 espèces (27 vertébrés, 14 invertébrés et 55 plantes), nous les avions estimés entre 1,2 et 10,6 milliards d’euros sur la période 1993-2018, soit un coût moyen annuel compris entre 48 et 420 millions d’euros.

Dans son rapport, l’Ipbes range les EEE dans les cinq facteurs les plus importants de pertes de biodiversité. Quelle est leur place précisément en France ?

Classer ces menaces n’a pas de sens. Ça dépend de trop de paramètres. Même à l’échelle d’un pays, cette hiérarchie des menaces peut changer du tout au tout, suivant la région, la période, l’écosystème que l’on prend en compte. Ces classements sont même contre-productifs, en poussant les pouvoirs publics à se préoccuper d’une cause plus qu’une autre.

Une certitude toutefois : les espèces exotiques envahissantes sont bien dans les cinq premiers facteurs de perte de biodiversité en France. Notre pays est parmi les plus touchés par ces invasions biologiques. Nous sommes au carrefour de l’Europe, nous avons trois façades maritimes, plusieurs frontières. Et puis, la France est aussi un des plus grands importateurs mondiaux de biens de consommation, sans parler des 70 millions de touristes qui viennent nous visiter chaque année. En parallèle, avec nos territoires ultramarins, nous avons aussi l’une des plus grandes biodiversités dans le monde.

Pour l’Ipbes, la menace que représentent les espèces exotiques envahissantes reste sous-appréciée et sous-estimée par les pays, très peu disposant de lois ou de réglementations nationales traitant spécifiquement du sujet. La France est-elle parmi les bons ou les mauvais élèves ?

Elle n’est pas dans les meilleurs élèves, en tout cas. La solution la plus efficace et la moins chère pour combattre les invasions biologiques reste la prévention. Certes, c’est plus facile à faire sur des îles, comme en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Mais on pourrait tout de même s’inspirer de ce que font les Etats-Unis. Leurs programmes de prévention sont bien plus poussés que les nôtres, avec des interceptions ciblées des cargaisons à risque aux frontières, réalisées par des experts.

Mais la prévention n’est pas tout. En parallèle, il faut aussi instaurer des mesures de biosécurité. Autrement dit, surveiller les potentielles invasions et agir au plus vite lorsqu’elles sont constatées, avant qu’une espèce exotique ne s’implante de manière durable et qu’il devienne impossible de l’éradiquer. Or, on apprend trop peu de nos erreurs sur ce point. Un exemple très récent est celui de la fourmi électrique, originaire d’Amérique du Sud, et du frelon oriental, qui viennent d’arriver dans le sud de la France et contre lesquels on ne fait rien. Comme la fourmi d’Argentine ou le frelon asiatique. Il y a plusieurs décennies qu’on les a laissé s’implanter, et on ne peut plus rien contre eux aujourd’hui.