Dans le Doubs, Vincent, le cerf « aux plus beaux bois d’Europe », a échappé aux chasseurs pendant vingt ans
belle histoire Le grand cerf Vincent, à qui l’on prêtait les plus beaux bois d’Europe, est mort de vieillesse après avoir miraculeusement échappé pendant plus de vingt ans aux balles des chasseurs dans la forêt de Chaux
- Vincent, le grand et majestueux cerf aux 20 pointes (cors), « les plus beaux d’Europe », est mort. Son corps a été retrouvé dans la forêt de Chaux (Doubs) il y a quelques jours, tombé de vieillesse.
- Les rares personnes qui ont eu la chance de croiser sa route se souviennent d’un animal hors norme, presque mystique.
- Le journaliste Théo Denmat, en mission pour le magazine Society avec les chasseurs de mues de la forêt de Chaux, confie à 20 Minutes sa rencontre furtive mais inoubliable avec Vincent.
S’aventurer dans la forêt de Chaux dans le Jura, c’est comme ouvrir un livre. S’inviter dans un conte, celui de son enfance, de Bambi, du rêve possible, d’une aventure saupoudrée d’une dimension presque mystique. Mais aussi le rappel d’un éternel combat pour y survivre. Il en était le symbole, une énigme, parfois le fruit de l’imagination pour ceux qui ont rêvé de le croiser pendant plusieurs années, même furtivement, sans y parvenir. Vincent, le grand et majestueux cerf aux 20 pointes (cors), soit dix à chaque bois, « les plus beaux d’Europe », est mort. Son corps a été retrouvé dans la forêt de 22.000 hectares il y a quelques jours, tombé de vieillesse.
« Rien qu’à l’évoquer, j’en ai les poils sur les bras, confie à 20 Minutes le journaliste Théo Denmat. J’ai pleuré quand j’ai appris la mort de Vincent. C’est bizarre, ça touche tous ceux qui l’ont vu. C’est un truc qui reste ». Celui qui s’était attelé, il y a deux ans pour le magazine Society, à rédiger article sur les chasseurs de mues de bois perdus des cerfs, accuse la triste nouvelle. « Jusqu’au bout, il a donc échappé aux balles des chasseurs, aux braconniers. Le roi est mort, vive le roi ! », a-t-il même écrit sur son compte Twitter.
« Les bois du cerf Vincent étaient considérés comme le Graal »
En février 2021, Théo Denmat s’était rendu dans la forêt de Chaux. C’est, en effet, à cette époque de l’année que les cerfs perdent leurs bois. Les collectionneurs de mues, ces aventuriers des bois, se les arrachent. Et « les bois du cerf Vincent étaient considérés comme le Graal » par ces derniers. Imaginez, des bois aux 20 cors, d'où son prénom, longs de plus d'un mètre, formant une voilure fantasmagorique. C’est en compagnie d’un expert en la matière, Gilles Megadaremy, l’homme de la région qui avait trouvé les bois de Vincent deux ans plutôt, ainsi qu’un photographe de sa rédaction, que Théo Denmat s’était enfoncé dans la forêt à la recherche des mille merveilles. Le spécialiste des bois de cerfs « avait passé l’année à repérer les endroits où Vincent dormait, sans le dire aux autres évidemment », plaisante Théo Denmat. La chasse aux bois, « c’est un peu comme un jeu de dupe, une chasse au trésor pour adultes », sourit-il.
Et l’instant magique était arrivé : « On a marché toute la journée et on a fini par le voir. C’était en fin d’après-midi, près d’un château, finalement proche des habitations, pas du tout enfoncé dans la forêt contrairement à ce que l’on pourrait croire. » Gilles Megadaremy avait pointé son doigt à 30 mètres. « Une toute petite tête était apparue dans la forêt, un truc très fin, très féminin, je ne saurais pas comment l’expliquer, avec ses immenses bois qui se perdaient dans les branches. C’était dingo. On a essayé de se rapprocher, on n’y est jamais arrivé, il a disparu… »
Vincent choisissait si on pouvait ou non le photographier
Ce fut la seule apparition pour le jeune journaliste, mais l’instant l’a marqué à vie. Comme pour d’aucun, ceux qui ont eu la chance de croiser Vincent, il se passait quelque chose à ce moment-là : « Il s’était montré à nous, au bout du jour, à l’ombre d’un château, cathédrale sur le crâne. Il y avait un côté un peu surréaliste à tout ça. Je ne sais pas trop, ni pourquoi il a été mystifié comme ça. » Un photographe animalier, Olivier Trible, avait même confié plus tard au journaliste que c’était Vincent qui choisissait si on pouvait ou non le photographier. « Tu es désormais l’âme de cette forêt, merci pour tout », a écrit sur sa page Facebook Olivier Trible à la mort de Vincent.
Si les relations conflictuelles avec l’Office national des forêts (le cerf mange notamment les pousses de chênes), oblige ce dernier à prendre des mesures pour protéger les arbres, le sort réservé aux cerfs alerte les amis des cervidés, qui ont pour porte-drapeau, Vincent. Aussi, face à la régulation de l’ONF, jugée trop sévère et inacceptable, une pétition en ligne pour arrêter « l’élimination des cerfs en forêt de Chaux » a été signée par près de 72.000 personnes. « Nommer ce cerf Vincent, c’était aussi une manière de le protéger, poursuit Théo Denmat. Lui donner un nom, c’était le faire connaître, et donc quand un chasseur l’a dans le viseur, il sait », avance-t-il, même si, traditionnellement, des prénoms ou dénominations, ne sont pas rares. « Par le passé, plein de cerfs qui se baladaient dans la forêt étaient nommés. Il y avait le balafré, le terrible, le fougueux… Le gros 12 aussi, avec ses 12 cors, accompagnait Vincent. C’était un duo. Le gros 12 se déplaçait avec un pas de vache, alors que Vincent avait un pas de biche. Il y avait un videur de boîte et un danseur. »
Depuis, le gros 12 a disparu, sans raison connue, il y a deux ans. « On ne l’a jamais retrouvé, avalé par la forêt. Et Vincent s’est retrouvé seul. C’est fou qu’il a réussi à survivre, à échapper aux balles, explique le journaliste. Des cerfs de près de vingt ans, ça n’existe plus. Je pense que certains l’ont eu dans le viseur mais n’ont pas tiré, l’ont épargné. Il avait un statut un peu protégé peut-être. »
« On le disait sorti d’un film de Miyazaki »
« Il serait mort avant s’il n’avait eu ce côté hors norme, confie à 20 Minutes Olivier Trible. Ce ne sont pas tous les cerfs qui meurent de leur belle mort. Il savait déjouer les embuscades ... Je l’ai suivi sur ses deux dernières années de brame, pendant des nuits. Il savait très bien que j’étais à l’affût à 30 mètres de sa place de brame. C’était le roi des ombres », détaille le photographe nostalgique. « Quand il n’y avait plus de lumières, que je ne pouvais plus le photographier, que je baissais l’appareil, à ce moment-là il apparaissait. Alors, il me laissait l’écouter. »
Un autre reportage sur l’après Vincent pour Théo Denmat ? « Non, livre le journaliste. Il ne faut pas y retoucher. C’est étrangement une histoire que l’on garde pour soi, c’est précieux comme souvenir, on le raconte à ses proches, comme une chasse au trésor. » Quoi qu’il en soit, Vincent n’a pas fini de faire rêver. « Je ne saurai pas dire pourquoi, mais c’est un être qui touche, et quand on en parle, tout le monde vous dit que c’est un être à part. On le disait sorti d’un film de Miyazaki. J’ai eu de la chance de le voir, et effectivement, deux ans après, c’est peut-être le papier qui m’a le plus marqué ma vie de journaliste. »
Un cerf « comme une apparition, un fantôme » que ceux qui ont eu la chance de le rencontrer n’oublieront pas et qui a tourné la dernière page du livre de son conte, pour toujours.