Consommation : « Garder des objets inutilisés dans ses placards, c'est aussi une forme de gaspillage »
INTERVIEW L’opération « Osez changer » de l’Ademe a invité 21 familles à faire l’inventaire de leurs possessions, se délester du superflu et réfléchir à leurs consommations.18 mois plus tard, c’est l’heure du bilan, que dresse la sociologue Marie Mourad
- Combien avons-nous d’écrans dans nos foyers ? De chaussures ? Et de vêtements ? Bien souvent, l’estimation que nous donnons est bien en deçà de la réalité. L’opération « Osez changer », lancée en janvier 2021 par l’Ademe, en a apporté la preuve.
- A raison de plusieurs journées de travail, étalées sur sept mois, 21 foyers ont été accompagnés pour faire l’inventaire de leurs possessions et désencombrer leur domicile. Une première étape qui visait à déclencher un questionnement plus profond de nos consommations.
- Dix-huit mois après le lancement, c’est l’heure du bilan. Ces foyers ont-ils continué à se désencombrer ? Ont-ils adopté de nouveaux réflexes de consommation ? Cela les rend-ils plus heureux ? La sociologue Marie Mourad, qui a suivi l’opération, répond à 20 Minutes.
Combien pensez-vous posséder de paires de chaussures ? A cette question, les 21 foyers qui ont participé à l’opération « Osez changer », lancée par l’Agence de la transition écologique (Ademe) en janvier 2021, répondaient en moyenne 16 paires, pour des besoins estimés à neuf. Mais à regarder plus près dans leurs placards, on en trouvait en moyenne 31. Le double, donc.
Ce n’est qu’un exemple de la tendance que nous avons tous à sous-estimer le nombre d’objets, équipements et vêtements que nous avons en notre possession, raconte Marie Mourad, l’une des sociologues qui a suivi l’opération. Les sept premiers mois, accompagnés d’home-organisers, ces 21 foyers ont été invités à désencombrer leur domicile, point de départ pour une remise en cause plus profonde de leurs habitudes de consommation.
Où en est-on 18 mois plus tard, alors que l’Ademe dresse ce jeudi le bilan de l’opération ? Marie Mourad répond aux questions de 20 Minutes.
A-t-on peu conscience du « désordre » que l'on a chez soi ?
Oui, et tout le but de cette opération était de déclencher cette prise de conscience. En commençant par l’inventaire de nos possessions, qu’on a rarement l’occasion de faire. Pourtant, l’exercice est très instructif : réunir, en un tas et par catégorie, tous les objets qu’on a chez soi. On tombe souvent des nues, en mesurant l’écart entre ce qu’on croit posséder et la réalité. Les chaussures sont un exemple très emblématique. Un des participants d’ « Oser changer » s'est aussi rendu compte qu'il possédait une centaine de tee-shirts. Il y a souvent aussi des surprises quand on compte les téléphones qu’on a dans nos tiroirs.
On peut presque parler de « sédimentation » de nos objets. En les soustrayant à notre vue, on finit par les oublier. En parallèle, nos modes de consommation sont de plus en plus dans l’instantanéité, tendance qu’accroît l’essor des achats en ligne. On se retrouve à acheter des choses dont on a n’a pas vraiment besoin. Voire qu’on a déjà.
En quoi cela alourdit-il notre empreinte carbone * ?
Bien souvent, quand on pense « empreinte carbone », on songe à ce qu’on consomme. Le carburant, l’électricité, nos usages du numérique, notre alimentation… Une proportion importante de cette empreinte est aussi liée à nos objets et a été générée, principalement, lors de la phase de fabrication. Il ne s’agit pas seulement d’émissions de gaz à effet de serre, mais aussi des consommations d’eau, des extractions de ressources, des pollutions... Dans le numérique, par exemple, 78 % de l’empreinte environnementale du secteur est liée à la fabrication de nos équipements (ordinateurs, smartphone, tablettes...). Un enjeu fort est donc de les renouveler le moins souvent possible, ce qui implique d’avoir une idée bien précise de ce qu’on possède déjà.
Mais ça va au-delà. Avec « Osez changer », on voulait aussi faire prendre conscience que garder chez soi des objets et vêtements dont on n’a pas usage est une forme de gaspillage. Dans le fond de nos tiroirs, ils vont peu à peu devenir obsolètes ou démodés alors qu’ils auraient pu servir à d’autres si on les avait fait circuler, et même contribuer à réduire le besoin d’en fabriquer des exemplaires neufs.
En moyenne, à l’issue des sept mois d’accompagnement avec un home-designer, les foyers s’étaient séparés de 31 % de leurs objets toutes catégories confondues, et de 37 % de leurs textiles (vêtements et chaussures)… Ces foyers ont-ils continué de se désencombrer ?
Parmi eux, 40 % ont désencombré davantage, certains appliquant par exemple la méthode mise au point avec leur home-organiser à de nouveaux espaces. Le garage, l’abri de jardin, le travail…. Pour 30 autres %, les possessions sont restées stables. Et pour les 30 % restant, elles ont réaugmenté. Jamais beaucoup toutefois. Aucun n’est revenu à la situation avant l’opération.
Et puis ces réencombrements ne sont pas forcément à voir comme des échecs. Ils sont souvent liés à des trajectoires de vie. Une naissance ou un déménagement. Il y a aussi les objets imposés, en particulier les cadeaux au moment des fêtes de fin d’année. Il n’est pas évident de résister à la surconsommation durant cette période, ni de faire passer le message à sa famille qu’on ne veut pas de cadeaux, encore moins des neufs.
Quoi qu’il en soit, le bilan de l’opération reste très positif. L’étape du désencombrement n'était d’ailleurs que la porte d’entrée, car « Osez changer » visait avant tout à faire réfléchir les participants à d’autres façons de consommer. Or, tous sont aujourd’hui dans cette démarche d’une consommation plus sobre et responsable et ont adopté toute une série de réflexes qui va leur permettre d’éviter le superflu et, au maximum, l’achat neuf.
Quels sont justement ces réflexes ?
On peut se fixer plusieurs règles. L’une d’elles est de se donner un délai de réflexion de 24 heures avant de valider un achat. Y compris lorsqu’il se fait en ligne. Cette mesure a beaucoup séduit les participants, et 85 % disent l’adopter toujours aujourd’hui.
Une autre est de faire sortir un objet de sa maison pour chaque objet que l’on rentre. Un peu moins de la moitié des foyers tentent de l’appliquer. Par ailleurs, 70 % cherchent désormais systématiquement une solution d’occasion avant d’acheter neuf, et 55 % une solution de location ou de partage. Par exemple redécouvrir la bibliothèque communale plutôt que d’acheter des livres neufs… C’est un peu tout ça qui permet d’aller vers une consommation plus responsable.
Ne se complique-t-on pas tout de même la vie ?
C’est effectivement plus complexe que d’acheter neuf. Ça demande du temps, de la réflexion, pas seulement pour acheter mais aussi pour se débarrasser de ce dont on n’a plus l’utilité. L’idée, si on va au bout de la démarche, est de faire en sorte de leur trouver la seconde vie la meilleure possible, pas seulement de les envoyer au recyclage. C’est d’ailleurs un des freins que l’opération permet de soulever : ces réseaux de seconde main restent encore trop peu développés aujourd’hui. Il y a des vides. Plusieurs participants nous disent par exemple rêver d’avoir à proximité une « bricothèque » qui leur permettrait de louer des outils dont ils ont peu usage. Typiquement la perceuse, dont la durée d’utilisation effective, pour un usage amateur, est d’une dizaine de minutes sur la totalité de sa vie.
Malgré ces difficultés et le temps qu’il faut y consacrer, ces nouveaux modes de consommation apportent en retour plus de bien-être. C’est un autre enseignement clé de cette étude : bon nombre de participants soulignent les avantages qu’il y a à profiter d’espaces désencombrés et plus fonctionnels, parlent d’un allégement physique et mental en se sevrant de la consommation à tout va. Revient souvent aussi la sensation d’être plus en phase avec ses valeurs, tout simplement.
* estimée à 9 tonnes équivalent CO2 pour un Français en moyenne
Et maintenant, quelle suite pour l’opération « Osez changer » ?
En février 2022, à l’occasion d’un premier point d’étape, Pierre Gallio, chef du service consommation responsable à l’Ademe, espérait une deuxième saison. En se disant même, qu’après tout, celle-ci pourrait faire l’objet d’une série télé… Bon, au final, ce n’est pas dans les cartons. En revanche, « un guide pratique est en préparation, indique Marie Mourad. Il donnera tous les outils pour permettre aux collectivités de lancer des opérations similaires sur leurs territoires. »