« On n’imagine pas le gâchis »… Sur les chantiers, des initiatives se lancent pour donner une seconde vie aux déchets
Economie circulaire Cycle Zéro, Scop3… Ces deux start-up ont un même but : trouver une seconde vie aux très nombreux matériaux de chantiers et meubles de bureaux qui finissent trop souvent à la benne quand ils peuvent encore largement servir. Le sens de l’histoire ?
- En France, le secteur du bâtiment génère 42 millions de tonnes de déchets chaque année, dont 1 % seulement est réemployé, indique l’Institut français de la performance énergétique du bâtiment.
- Il est possible de faire bien mieux, estime Karima Lebsir. En septembre, cette architecte parisienne a lancé Cycle Zéro, une application qui permet à des particuliers de récupérer gratuitement des matériaux de chantiers, parfois quasi neufs.
- D’autres initiatives se lancent. A l’instar de Scop3, de Frédéric Salles, qui se concentre sur le mobilier de bureau qui reste sur les bras d’une entreprise quand elle déménage pour des locaux plus petits. Juste un début ?
« On n’imagine pas le gâchis », lance Karima Lebsir, architecte parisienne spécialisée dans les réhabilitations lourdes d’immeubles résidentiels et sièges sociaux. Autant dire qu’elle en a parcouru, des chantiers, et vu quantité de matériaux être mis en benne. Direction les filières de recyclage dans le meilleur des cas, la mise en décharge pour le pire.
Une bonne partie sont pourtant encore tout à fait utilisables, certains même sont neufs. « C’est un client qui change d’avis et veut un carrelage blanc et non plus gris, une boutique qu’il faut transformer en logement, un surplus de fenêtres qu’on ne sait pas où stocker… », illustre-t-elle. Sans parler des chantiers de rénovation énergétique qui se multiplient. « On se retrouve à changer les radiateurs pour de nouveaux répondant aux dernières normes, raconte-t-elle. Mais les anciens sont bien souvent encore fonctionnels et peuvent rendre des services. »
100 fenêtres sur un chantier dans le 20e
Pour Karima Lebsir, c’en était trop. Avec Sélim Zouaoui et Jules Loubaresse, ils ont lancé en septembre Cycle Zéro, une application mobile qui permet à des particuliers de récupérer gratuitement des matériaux de chantiers non réutilisés. En huit mois, Cycle Zéro a ainsi travaillé sur quinze chantiers dans la capitale et récupéré 108 tonnes de matériaux. « Ce sont souvent des fenêtres, il y en avait une centaine à réemployer sur notre dernière opération, la rénovation énergétique d’un immeuble de logements dans le 20e, illustre-t-elle. Mais ça peut être des radiateurs, des vasques, de la menuiserie, des carrelages, des luminaires… »
Le process est toujours le même. « On commence par un repérage du chantier, qui permet de vérifier l’état, de lister les matériaux réemployables et de connaître le temps qu’on a pour les faire partir, explique Karima Lebsir. Les matériaux retenus sont postés sur l’application et peuvent alors être réservés par des particuliers. Ils reçoivent ensuite tous les détails pour venir les chercher. » Et que gagnent les entreprises en retour ? « La satisfaction déjà de faire un écogeste, mais aussi des émissions de gaz à effet de serre évitées qu’elles pourront inclure dans leur bilan carbone », reprend la cofondatrice de Cycle Zéro. Surtout, faire venir des bennes pour se débarrasser de ces déchets a un coût pour l’entreprise que nous leur permettons de réduire. »
Le mobilier de bureau, autre gisement de taille
Reste à convaincre ces entreprises du BTP de s’inscrire dans la démarche. Karima Lebsir dit devoir se battre pour obtenir de nouveaux chantiers. En revanche, à l’autre bout de l’application, côté particuliers, la demande est là. « Cycle Zéro a déjà été téléchargée 150.000 fois, on n’aurait jamais imaginé autant aussi vite », souligne-t-elle.
Cette certitude qu’il y a quelque chose à faire autour du réemploi dans le bâtiment est aussi la conviction de Frédéric Salles, qui a créé Scop3 fin 2021. Auparavant, le Montpelliérain était à la tête d’une start-up qui, après le Covid-19 et le passage massif au télétravail, s’est mise en quête de locaux plus petits. « Je me suis retrouvé avec 500 m² de bureaux en trop, raconte-t-il. Des fauteuils, des tables, des caissons, des armoires, du matériel de salles de réunion. Parfois quasi neuf. Les mettre à la benne me faisait mal au cœur, mais c’était la seule solution qu’on me proposait. »
D’où Scop3, créée pour mettre en relation, sur toute la France, des entreprises qui se débarrassent d’équipements professionnels avec celles qui en cherchent. Pas seulement, d’ailleurs. « Les volumes étant souvent importants et les délais pour les évacuer, très courts, il faut multiplier les canaux, indique Frédéric Salles. Une partie est ainsi proposée à la vente aux entreprises (et aux particuliers d’ici à la fin de l’année), pour un prix au minimum deux fois moins cher que dans le neuf. Une autre est donnée gratuitement à des associations caritatives. »
42 millions de tonnes de déchets dans le bâtiment
La rénovation d’un hôtel bordelais a ainsi permis à des associations d’aides aux réfugiés de récupérer 200 lits. « Au total, en 2022, nous avons réemployé 15.000 équipements, qui ont permis d’éviter l’émission de 650 tonnes d’eqCO2 », complète Frédéric Salles. Un nombre qu’il espère doubler cette année. La marge de progression de Scope 3 est quoi qu’il en soit est considérable : « On estime à 18 millions le nombre d’équipements jetés chaque année en France », indique son cofondateur.
Cycle Zéro a aussi un boulevard devant elle. Le secteur du bâtiment produit 42 millions de tonnes de déchets chaque année, dont moins de 1 % est réemployé, indique l’Institut français de la performance du bâtiment (Ifpeb). Mais les choses bougent, note Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l’Institut national de l’économie circulaire (Inec), qui cite d’autres initiatives similaires à celles de Cycle Zéro et Scop3. « Comme Articonnex, qui récupère aussi des matériaux de chantiers qu’on destinait à la benne pour les réemployer, ou encore le projet Waste2Bild, porté par la métropole de Toulouse, qui accompagne et met en relation les acteurs locaux du BTP pour favoriser le réemploi sur leurs chantiers, liste-t-elle. Le booster du réemploi, lancé par l’Ifpeb, cherche à en faire de même, mais cette fois à l’échelle nationale et en fédérant même les gros acteurs du bâtiment. »
L’enjeu de passer à l’échelle
Pour Emmanuelle Ledoux, l’enjeu est désormais de passer à l’échelle supérieure ces initiatives. « Autrement dit, de travailler sur de gros volumes et en garantissant un maximum de prévisibilité, explique-t-elle. Le réemploi ne fera pas gagner beaucoup d’argent aux acteurs du bâtiment. Il ne faut donc pas qu’en plus, cette démarche leur complique la vie. En clair, si pour trouver les dizaines voire les centaines de fenêtres de seconde main dont ils ont parfois besoin, ils doivent passer des dizaines de coups de fil, ils le feront une fois, pas deux. »
Tout concourt néanmoins à la progression du réemploi dans le secteur du bâtiment. La loi Anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec) du 10 février 2020 a par exemple créé une filière Responsabilité élargie du producteur (REP) pour les déchets du bâtiment, avec l’objectif, entre autres, d’améliorer leur prévention et leur gestion. Frédéric Salles cite également cette loi Agec, mais cette fois son article 58, qui oblige désormais les collectivités locales à inclure un minimum de 20 % de réemploi dans leurs achats de fournitures. « Il faudrait la même contrainte dans le privé », lance-t-il. Pas sûr qu’on en ait besoin, estime de son côté Emmanuelle Ledoux : « Avec les pénuries de matériaux qui ont mis à l’arrêt de nombreux chantiers depuis le Covid-19, les entreprises ont compris l’intérêt du réemploi ».