COP26 : « Des coups de pokers qui pourraient enfin faire bouger les lignes sur la question des "pertes et dommages" »
INTERVIEW Longtemps dans l’ombre, la question des « pertes et dommages », soit les fonds à mobiliser pour réparer les dégâts déjà réels du changement climatique, s’impose comme un sujet majeur à Glasgow. Fanny Petitbon, de CARE France, en décrypte les enjeux
- La COP26, sommet annuel de l’ONU sur le climat, se déroule à Glasgow depuis le 31 octobre et jusqu’à vendredi prochain.
- Dans les négociations qui s’y jouent, un des sujets monte en puissance : celui des « pertes et dommages ». Autrement dit les réparations financières que les pays les plus vulnérables demandent au titre des conséquences déjà subies du changement climatique.
- C’est un des serpents de mer des COP, longtemps resté au point mort, notamment devant le peu d’engouement des pays du Nord à le faire avancer. La COP26 laisse présager de belles avancées, observe Fanny Petitbon, responsable du plaidoyer à CARE France.
De notre envoyé spécial à la COP26 de Glasgow
Il y a les « 100 milliards de dollars » de la COP15 de Copenhague, en 2009. Les pays du Nord avaient alors promis de mobiliser ce montant chaque année, à compter de 2020, pour aider les pays du Sud à réduire et s’adapter au changement climatique. A côté, « et à ne surtout pas confondre », insiste Fanny Petitbon, experte climat pour l’ONG Care France, il y a la question des « pertes et dommages » [ou pertes et préjudices]. Il s’agit de la réparation des impacts déjà irréversibles du changement climatique.
Depuis trente ans, les pays les moins avancés et les petits Etats insulaires exhortent les pays du Nord à prendre leurs responsabilités sur ce sujet, en mobilisant des fonds pour les aider à se relever des conséquences déjà réelles du changement climatique. Le dossier est resté le plus souvent englué dans le flot des négociations techniques qui se jouent dans les COP… Avant d’éclater au grand jour cette année à Glasgow. Fanny Petitbon répond aux questions de 20 Minutes.
Qu’entend-on par « pertes et dommages » ?
Ce volet fait référence aux impacts irréversibles liés au changement climatique. C’est-à-dire ceux qui sont déjà réels et ceux qu’on ne pourra pas éviter, même en parvenant à réduire à zéro les émissions mondiales de gaz à effet de serre et en investissant massivement dans des projets d’adaptation au changement climatique.
Deux types de phénomènes peuvent entrer dans ces « pertes et dommages » : les événements météorologiques extrêmes que sont les cyclones, les ouragans, les inondations, mais aussi les phénomènes à occurrence lente, comme la montée du niveau des mers ou la salinisation des terres, qui les rend non cultivables. C’est un sujet difficile car ces « pertes et dommages » recouvrent une multitude d’impacts dont le coût économique n’est pas toujours quantifiable. Par exemple, lorsqu’il y a des pertes de vies humaines et des déplacements forcés de populations.
Tous les pays sont-ils concernés ?
Oui. Il n’y a plus aucun pays épargné par les « pertes et dommages ». Typiquement, les inondations qui ont frappé l’Allemagne et le Benelux l’été dernier en font partie. Sauf que ces pays peuvent faire face aux conséquences économiques de ces catastrophes naturelles. L’Allemagne a débloqué très vite 30 milliards d’euros pour se reconstruire. Les pays du Sud, eux, n’ont pas du tout ces capacités, alors qu’ils sont très souvent les premiers touchés par les impacts déjà réels du changement climatique.
C’est particulièrement le cas des petits Etats insulaires du Pacifique exposés à l’élévation du niveau de la mer, au point de devoir déjà lancer des programmes de relocalisation de leurs populations les plus vulnérables. Ils vont jusqu’à chercher à acheter des morceaux de territoires dans d’autres pays. Tout l’enjeu alors des COP est que la communauté internationale alloue des fonds aux « pertes et dommages » et s’engage à les distribuer prioritairement aux pays les plus vulnérables.
Que prévoit l’accord de Paris sur le climat de 2015 sur cette question des « pertes et dommages » ?
On peut remonter plus loin encore. Les pays les moins avancés ont mis pour la première fois les « pertes et dommages » sur la table au Sommet de la Terre de Rio, en 1992, lorsque les pays ont négocié la convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique (Ccnucc)*. C’est un premier échec, les « pertes et dommages » ne figurant pas dans le texte final de cette convention.
Il a fallu attendre 2013 et la création du « mécanisme international de Varsovie » pour que ce soit le cas. Il a trois fonctions : définir ce qui entre dans ces « pertes et dommages », lister les premières réponses apportées, et enfin lancer la réflexion autour des financements à apporter sur cet enjeu.
L’accord de Paris sur le climat [obtenu à l’issue de la COP21 de Paris, en 2015] est un deuxième tournant. Après avoir longuement bataillé, les pays les moins avancés obtiennent qu’y soit intégré un article dédié aux « pertes et dommages » – l’article 8 –, alors que les pays du Nord refusaient jusque-là de séparer le sujet de celui de l’adaptation. John Kerry [alors secrétaire d’État des Etats-Unis**] a tout de même obtenu dans la foulée le paragraphe 51, précisant que cet article 8 ne donne pas lieu pour autant à « une clause de compensation ». Une façon, pour les pays du Nord, de se protéger d’éventuelles obligations à allouer des fonds au nom de ces « pertes et dommages ». Ce qu’ils n’avaient pas fait, d’ailleurs, à l’ouverture de la COP26.
Pourquoi ce dossier des « pertes et préjudices » s’impose comme l’un des sujets majeurs à Glasgow ?
Le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) d’août dernier, pointant la multiplication et la gravité des impacts déjà réels du changement climatique, a beaucoup aidé. S’ajoute un ras-le-bol général des pays du Sud face aux promesses non tenues des pays du Nord sur la finance climat – on n’est toujours pas aux 100 milliards – et face au peu de volonté dont ils font preuve pour avancer sur la question des pertes et préjudices ***. Ce ras-le-bol est d’autant plus grand que la pandémie de Covid-19 a permis de se rendre compte de la capacité des pays riches à mobiliser rapidement des sommes très importantes face à un problème global, ce qu’est aussi le réchauffement climatique.
Enfin, cette COP26, sans doute la moins inclusive de l'Histoire au regard des difficultés qu’ont eu les représentants des pays du Sud à venir, a eu pour effet d’apporter une attention particulière aux demandes de ces pays. Les organisations de la société civile ont beaucoup pesé en ce sens, et le Climate action network [réseau de 1.500 ONG Internationales] a fait des « pertes et dommages » un des critères de succès ou non de cette COP26.
Des premières avancées sont-elles déjà à mettre à l’actif de cette COP26 ?
On peut espérer qu’elle fasse enfin bouger les lignes sur les « pertes et préjudices ». Il y a déjà eu deux annonces très intéressantes. L’une, dès le premier jour, avec l’annonce de la Première ministre écossaise de mobiliser 1 million de pounds [1,17 million d'euros] pour les pertes et préjudices. Une goutte d’eau certes, quand les études les plus solides chiffrent jusqu’à 580 millions de dollars les sommes à mobiliser par an d’ici à 2030, au nom des « pertes et préjudices », rien que pour les pays en développement. Il n’empêche, cela reste une première et c’est d’autant plus fort que cette initiative provienne d’une petite Nation, au PIB bien inférieur à d’autres pays du Nord.
Le deuxième coup de poker est le lancement d’une commission des petits Etats insulaires, par Antigua et Tuvalu, afin de regarder les options juridiques qui s’offrent à eux pour contraindre les principaux émetteurs de gaz à effet de serre – pays et entreprises – à prendre leurs responsabilités. En clair, puisque les pays du Nord rechignent à faire avancer le dossier dans le cadre de la Cnucc, Antigua et Tuvalu menacent de déporter le dossier sur le terrain de la justice, de la même façon que des ONG attaquent aujourd’hui des Etats pour inaction climatique. Or, c’est bien ce que redoutent les pays du nord : d’être contraints d’ouvrir en grand les vannes financières sur ces « pertes et préjudices ».
Que peut-on encore attendre sur les « pertes et dommages » d’ici à la fin de la COP26 ?
A priori, il ne faut pas s’attendre, d’ici à vendredi soir, à de nouvelles mobilisations de fonds s’ajoutant à celle de l’Ecosse. En revanche, il faut que la décision finale de la COP26 fasse explicitement appel à des financements supplémentaires sur les « pertes et dommages » et à la nécessité de réfléchir à des mécanismes pour les distribuer à l’avenir. Il est temps de commencer à construire quelque chose. Un objectif pourrait par exemple être de réunir 50 premiers milliards d’euros par an d’ici à 2023. Il y a déjà plein d’idées sur la table. Celle notamment de s’inspirer de ce que font les compagnies pétrolières, qui mettent de l’argent de côté, dans une enveloppe commune, qu’elles débloquent lorsqu’une communauté est touchée par une marée noire, quelle que soit la compagnie responsable.
Il y a un sujet plus en amont, qui est d’aider les pays en développement vulnérables aux « pertes et dommages » à identifier et à remonter leurs besoins de solutions techniques et de financement pour répondre aux dégâts qu’ils subissent déjà. C’est une demande forte de ces pays et pour laquelle a été créé le « réseau de Santiago sur les pertes et dommages » à la COP25 de Madrid [en 2019]. L’initiative vise à mettre sur pied l’équivalent d’une plateforme d’assistance technique. Mais c’est encore loin d’être opérationnel, tout juste un site Web…
* La Ccnucc est une « Convention de Rio », l’une des trois adoptées lors du « Sommet de la Terre de Rio » en 1992. Les COP sont les réunions annuelles des 197 pays parties à cette Ccnucc.
** L’équivalent de notre ministre des Affaires étrangères
*** Depuis 2013 et la COP19, il n’y a eu qu’un seul atelier d’une demi-journée consacré au troisième pilier du mécanisme international de Varsovie, dédié à la recherche de financements alloués aux « pertes et dommages »