Atteintes à l’environnement : Une réforme judiciaire nécessaire, « mais qui devra se pencher sur la question des moyens »
ENVIRONNEMENT Posé sur la table du Conseil des ministres mercredi, le projet de loi qui vise à rendre la justice plus efficace dans ses réponses aux atteintes à l’environnement laisse encore en suspens de nombreuses interrogations. Notamment sur les moyens alloués
- Les ministres Nicole Belloubet et Elisabeth Borne sont revenues jeudi, lors d’un colloque à l’Assemblée nationale, sur le projet de loi qui vise à renforcer les réponses judiciaires apportées aux atteintes à l’environnement.
- Peu de poursuites pénales, classements sans suite, délais de traitement trop long… Le constat de départ est celui d’une justice encore loin d’être à la hauteur des enjeux environnementaux.
- Reste à savoir si ce projet de loi permettra de rectifier le tir. Laura Monnier, juriste à Greenpeace, et l’avocat Arnaud Gossement pointent des lacunes. En particulier celle de ne pas aborder la question des moyens.
En 2016, selon le ministère de la justice, seules 18 % des infractions signalées dans le domaine environnemental ont fait l’objet de poursuites pénales, contre 46 % pour l’ensemble des autres infractions.
Ce jeudi, lors d’un colloque « justice et environnement » organisé par la députée LREM de Haute-Marne Bérangère Abba, à l’Assemblée nationale, François Molins, procureur général près la Cour de cassation, a complété le tableau. « Le taux de classement sans suite et le taux d’abandon des poursuites en cours de procédures sont aussi beaucoup plus élevés en matière environnementale que pour la moyenne des délits, précise-t-il. Cette matière est aussi très friande d’alternatives à l’emprisonnement (rappels à la loi, régularisation de la situation, réparation des dommages, médiation), si bien que les condamnations pénales se réduisent à peau de chagrin. »
Des réponses insuffisantes
Dernier constat : des délais de procédures excessivement long. « En moyenne 22 mois pour un délit environnemental devant un tribunal correctionnel de première instance, contre 11 mois en moyenne, et 45 mois pour une procédure d’appel, contre 33 mois en moyenne », poursuit François Molins.
Des réponses judiciaires qui ne sont pas à la hauteur des enjeux environnementaux ? C’est en tout cas le constat partagé par la majorité de la quinzaine d’intervenants réunis par Bérangère Abba jeudi. Nicole Belloubet, ministre de la Justice, et Elisabeth Borne, ministre de la Transition écologique et solidaire, ne le remettent pas en cause. C’est même le point de départ du projet de loi présenté, la veille au Conseil des ministres, et qui ambitionne de créer une justice pour l’environnement.
Des juridictions référentes… mais pas pour autant dédiées ?
Le premier pilier du texte est d’adapter l’organisation judiciaire à ces atteintes à l’environnement. Les affaires qui concernent la vie quotidienne des Français et des élus locaux (décharges sauvages, permis de construire illégaux, pollutions visuelles et sonores…) resteront jugées par les tribunaux judiciaires dans chaque département. « Mais lorsque plusieurs tribunaux judiciaires existent dans un même département, l’un pourra être spécialisé sur ces contentions, précise Nicole Belloubet. Pour les atteintes graves ou la mise en péril de l’environnement*, une juridiction spécialisée par cour d’appel [il y en a actuellement 36 en France] sera créée. Les magistrats qui dirigeront ces enquêtes et ceux qui les jugeront seront spécialisés. » Rien ne change en revanche pour les accidents industriels causant des victimes multiples – comme l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen – ou pour les risques technologiques majeurs – les activités nucléaires typiquement –, les pôles judiciaires inter-régionaux, basés à Paris et à Marseille restant compétents.
Créer des juridictions spécialisées sur l’environnement part d’une bonne idée pour Laura Monnier, juriste à Greenpeace. « C’est un point que nous demandions, précise-t-elle. Ces juridictions spécialisées permettraient aux magistrats d’être plus à l’aise avec les dossiers environnementaux, qui dénotent souvent des affaires qu’ils ont habituellement à traiter. Elles permettraient surtout qu’ils puissent y consacrer davantage de temps. Les magistrats sont aujourd’hui bien souvent surchargés et les affaires portant sur des atteintes à l’environnement sont rarement en haut de la pile. Souvent même, les enquêtes préliminaires traînent en longueur. Il peut se passer plusieurs années sans que rien n’avance dans un dossier. »
Le hic est que le projet de loi est encore très flou sur les contours de ces juridictions spécialisées et les moyens humains et financiers qui leur seront accordés. Arnaud Gossement, avocat spécialiste de l’environnement, l’un des intervenants invités par la députée Bérangère Abba, se montre sceptique. « Parler de "création" est faux, explique-t-il à 20 Minutes. L’idée est simplement de nommer des référents sur les contentieux "environnement" au sein des juridictions existantes. Ces juridictions "spécialisées" ne feront pas que ça. L’étude d’impact du projet de loi précise bien que c’est à moyen budgétaire constant. »
Une convention judiciaire écologique pour ne pas attendre les procès
Sur ce point, Nicole Belloubet renvoie vers la loi de modernisation de la justice « qui alloue des moyens supplémentaires sur les cinq années à venir ». « Cela se traduira notamment, en 2020, par le recrutement de 100 magistrats », précise-t-elle. Mais la ministre ne précise pas combien, parmi eux, seront affectés à des juridictions spécialisées dans les atteintes à l’environnement, ni si ces juridictions auront davantage de temps à consacrer à ces dossiers épineux, pointent tant Laura Monnier qu’Arnaud Gossement.
Même flou pour l’autre mesure phare du projet de loi présenté mardi en Conseil des ministres : la convention judiciaire écologique. Nicole Belloubet la présente comme une nouvelle réponse judiciaire mieux adaptée aux enjeux environnementaux. « Cette convention va permettre à l’autorité judiciaire et à l’entreprise qui reconnaît avoir une responsabilité dans une atteinte à l’environnement – la pollution d’un cours d’eau, par exemple – de travailler au plus vite sur la réparation des dommages, l’amende et la mise en conformité de l’entreprise pour que les dommages ne se reproduisent plus ». Sans attendre, donc, la tenue d’un procès.
Là encore, Arnaud Gossement nuance la portée de cette avancée. « Cette convention judiciaire écologique est l’extension d’une mesure qui existe déjà, signale l’avocat. Jusque-là, elle concernait seulement les délits de faible gravité. Le projet de loi prévoit d’élargir cet outil, potentiellement aux affaires les plus graves. » Ce qui peut poser problème pour les ONG. « Certes, ça permettrait d’aller plus vite et de désengorger les tribunaux, mais ces conventions judiciaires écologiques auront tout de même moins de force symbolique qu’un procès public », note Laura Monnier. La crainte, alors, est que les entreprises fautives se tirent d’affaire sans trop avoir écorné leur réputation.
Un texte à enrichir ?
Les discussions autour de ce projet démarrent tout juste. Le texte fera l’objet d’une première lecture au Sénat fin février. « Il faut maintenant entrer dans les détails », estime la juriste de Greenpeace, qui soulève tout de même des points intéressants. « Le texte envisage par exemple de créer un délit de mise en danger de l’environnement [comme il existe un délit de mise en danger d’autrui], illustre-t-elle. S’il est bien rédigé, il pourrait permettre de prendre en considération les impacts sur l’environnement que peut avoir une entreprise française à l’étranger. Par exemple, lorsque ses activités ou ses importations contribuent à la déforestation en Asie du Sud-Est ou en Afrique. C’est l’une des failles actuelles du droit de l’environnement. »
Arnaud Gossement, pour sa part, pointe les vides de l’actuel projet de loi. « Il faudra aborder la question des moyens humains et matériels dont la justice a besoin pour mieux répondre aux atteintes à l’environnement, insiste-t-il notamment. Il n’y a rien encore, par exemple, sur la formation, point pourtant crucial quand on sait que les dossiers environnementaux sont souvent très techniques. » Un besoin de formation que l’avocat ne limite d’ailleurs pas aux magistrats, « mais aussi aux greffiers, aux avocats, aux gendarmes, aux policiers, précise-t-il. Si les procès-verbaux sont bourrés d’erreurs ou si les questions posées lors de l’enquête ne sont pas les bonnes, le procès perd son sens. »