Dans le Perche, ils préparent l’après-plastique avec des pailles à boire… en paille

PLASTIQUE L’idée est née de l’agriculteur bio Mike Sallard et du designer Jeff Lubrano. Alors que l’Union européenne interdira en 2021 les pailles en plastiques, les deux Normands lancent la commercialisation de leur alternative qui valorise un coproduit de l’agriculture

Fabrice Pouliquen
De gauche à droite, Jeff Lubrano, Mike Sallard et son père Gilles. Tous les trois ont lancé La Perche, une marque de pailles à boire... en paille de seigle
De gauche à droite, Jeff Lubrano, Mike Sallard et son père Gilles. Tous les trois ont lancé La Perche, une marque de pailles à boire... en paille de seigle — Fabrice Pouliquen/20 Minutes
  • A partir de 2021, les plastiques à usage unique seront interdits dans l’Union européenne. Dans la liste, il y a les pailles dont neuf millions sont consommées chaque jour, en France, rien que dans les fast-foods.
  • Pour pallier cette interdiction, le premier enjeu est de réduire notre consommation de pailles, dans la majorité des cas superflue, insiste l’association Zero Waste. Mais se développe aussi en parallèle des alternatives écologiques.
  • Celle imaginée par l’agriculteur Mike Sallard et le designer Jeff Lubrano est l’une d’elles. Leur idée ? Fabriquer des pailles à boire à partir des tiges de seigle que cultive le premier. Une façon de valoriser un coproduit de l’agriculture.

Tout est bon dans le seigle de Mike Sallard. A  Courgeout, aux portes du Perche (Orne), l’agriculteur de 27 ans cultive une cinquantaine d’hectares de céréales, en bio, qui serviront pour partie à l’alimentation humaine et pour l’autre à nourrir sa cinquantaine de bovins.

Dans le lot, le seigle, céréale à paille, compte pour une vingtaine d’hectares. L’épi est valorisé en farine pour le pain. Il reste ensuite à s’occuper de la tige, « qui peut facilement monter jusqu’à deux mètres », précise Mike Sallard. Jusqu’à présent, l’agriculteur utilisait cette paille comme litière pour ses animaux. Mais de la rencontre avec Jeff Lubrano, designer parisien qui a ses attaches dans le Perche, est née une tout autre idée : faire de cette paille… des pailles à boire.

La panique pour remplacer les pailles en plastique ?

Tout s’y prête. Les caractéristiques techniques déjà. « Les nœuds [le point d’attache d’un rameau à la tige] sur le seigle sont suffisamment espacés pour obtenir des segments de pailles de 13 et 21 cm, les dimensions que nous avons retenus pour nos pailles à boire, commence Jeff Lubrano. Le diamètre de la tige avoisine aussi les six millimètres, soit le diamètre standard des actuelles pailles en plastique. »

Le contexte, aussi, joue en faveur de Mike Sallard et Jeff Lubrano. A compter de 2021, l’Union européenne interdira les plastiques à usage unique pour lesquelles il existe des alternatives. Cotons-tiges, assiettes et couverts, bâtonnets pour ballons de baudruche… Et aussi les pailles. Depuis le vote du Parlement, en mars dernier, c’est un peu la panique raconte Jeff Lubrano : « Nous avons déjà quantité d’appels de propriétaires d’hôtels, cafés et restaurants en quête de solutions alternatives ».

Les écoliers d’Alençon déjà équipés

A moins de trois ans de l’échéance, le projet de Mike Sallard et Jeff Lubrano monte peu à peu en puissance. « Il nous a fallu trouver la variété de seigle qui nous fournisse la meilleure paille mais aussi multiplier les tests de stérilisation en laboratoire pour garantir des pailles les plus saines possible et obtenir une certification d’un laboratoire de contrôle sanitaire », explique l’agriculteur.

Les premières pailles « La Perche », la marque qu’ils ont déposée, sortent de leur atelier de fabrication, installé à Bellême, à une vingtaine de kilomètres de là. « Nous avons déjà des premiers clients, dont la Sodexo, reprend le designer. Nous lui fournissons 6.000 pailles par mois pour les cantines scolaires d’Alençon où l’on sert, de temps en temps, des yaourts à boire faits dans le Perche. » D’ici fin septembre également, les particuliers pourront commander en ligne leurs pailles en paille*.

Inventer des machines et convaincre de nouveaux agriculteurs

Juste un début, assure le duo. A Courgeout, en effet, des bottes de pailles attendent toujours d’être ramassées dans les champs de Mike Sallard. « Il nous reste encore du seigle à couper, précisait d’ailleurs l’agriculteur, vendredi dernier. On est alors qu’au stade des prévisions : « Entre cette exploitation et celle d’un agriculteur partenaire, près de L’Aigle (Orne), nous devrions collecter 40 tonnes de pailles qui nous permettront de produire entre 6 et 8 millions de pailles », évalue Jeff Lubrano.

Il reste encore de nombreux défis à relever, à commencer par inventer une nouvelle machine agricole pour couper avec précaution les tiges de seigle. « Les moissonneuses-batteuses d’aujourd’hui sont trop brusques, elles cassent les pailles, raconte Mike Sallard. En attendant, il a sorti une vieille machine du garage, « mais la solution n’est pas tenable sur la durée, poursuit Jeff Lubrano. La coupe demande trop de temps à l’agriculteur. » Cette machine à inventer – « pourquoi pas avec un moteur à hydrogène », imagine le designer- est d’autant plus nécessaire à inventer qu’il faudra convaincre d’autres agriculteurs de se mettre à la culture de paille à pailles.

C’est le deuxième défi pour les deux Normands qui ne voient pas d’autres choix, pour grandir, que d’essaimer les petites coopératives d’agriculteurs-producteurs de pailles à boire. Rien que pour se prémunir au maximum des aléas météorologiques. « Cette fois-ci, on s’en sort bien, le seigle n’a pas trop souffert de la chaleur et la récolte est bonne, raconte Mike Sallard. Mais les cartes sont rebattues chaque saison.

D’abord réduire notre consommation, pour Zero Waste

D’ici 2021, Jeff Lubrano espère arriver à une production annuelle de 150 millions de pailles. Ce qui ne resterait tout de même qu’une goutte d’eau par rapport au nombre de pailles en plastique actuellement consommées en France. Soit près de 9 millions de pailles par jour si on ne compte que celles qui sont écoulées dans l’industrie du fast-food [plus de précisions sur le calcul de ces estimations ici]. « Le premier enjeu est bien de réduire tout court notre consommation de pailles qui, dans l’immense majorité des cas, n’est pas indispensable », lance Marine Foulon, de  Zerowaste, association qui œuvre sur les problématiques des déchets.

Pour ce qui est des alternatives – pailles en bambou, en carton, en inox -, Marine Foulon invite à en juger la pertinence en prenant en compte la totalité de leur bilan carbone ainsi que leur cycle de vie. Cela se résume à deux questions essentielles : quelle quantité de C02 a été émise pour produire ces pailles ? Et ces pailles sont-elles utilisables plusieurs fois ? A Zéro Waste, on dit ainsi privilégier les pailles en bambou ou celles en inox, « réutilisables un grand nombre de fois ».

Valoriser un coproduit de l’agriculture

Mais les pailles en paille n’ont pas non plus à rougir, assurent Mike Sallard et Jeff Lubrano. « Elles peuvent, elles aussi, être réutilisée », indique le designer même s’il dit cette possibilité plus compliquée pour la restauration collective et leurs puissants lave-vaisselle. « Mais nos pailles sont dans tous les cas biodégradables et leur production consomme très peu d’énergie et de ressources naturelles », poursuit le designer.

Autre atout : les pailles en paille permettent de valoriser un coproduit de l’agriculture. « Autrement dit, on ne cultive pas du seigle pour en faire prioritairement des pailles », reprend le designer. On évite ainsi le principal écueil de la première génération d’agrocarburants, obtenus à partir de cultures traditionnellement destinées à l’alimentation et leur faisant ainsi en concurrence dans l’usage des terres. « Et on permet aussi à l’agriculteur de se dégager des revenus supplémentaires », indique Mike Sallard. Il est encore trop tôt pour en déterminer précisément le montant. « Mais ça sera forcément bienvenu », assure l’agriculteur.

*Elles seront vendues trois euros les douze pailles.

Des pailles en paille pour les JO de Paris ?

Ne pas émettre plus de C02 qu’on ne serait capables d’en compenser. Telle est l’ambition affichée par le comité organisateur des Jeux Olympiques Paris 2024 : atteindre la neutralité carbone. L’objectif nécessitera forcément de traquer les émissions de gaz à effet de serre évitable. Ce qui ouvre une porte aux pailles à boire de Mike Sallard et Jeff Lubrano ? L’agriculteur et le designer en rêvent. « C’est un de nos projets : cultiver du seigle bio à Paris, pourquoi pas sur un toit ou dans les zones préservées dans les bois de Vincennes et de Boulogne, puis fournir en pailles en paille la cantine du village olympique », précise Jeff Lubrano. La balle est lancée. A Paris 2024 de la saisir au vol.