Paris : Une « putain d’ambiance »… Quand l’esprit motard régnait sur la Bastille
PLein gaz Dans les années 1970 et encore au début des années 1980, chaque vendredi soir, la Bastille était le théâtre d’un rassemblement spontané de milliers de motards
- De la fin des années 1960 au début des années 1980, les motards prennent pour habitude de se rassembler le vendredi soir place de la Bastille.
- « C’était un lieu pour montrer sa bécane, acheter des pièces détachées, manger une frite ou un sandwich », raconte le bédéaste Frank Margerin, créateur du fameux Lucien et amateur de motos.
- En parallèle, un marché sauvage de pièces détachées était organisé qui écoulait également du matériel volé.
Pour invoquer cet esprit, pas besoin d’une table de spiritisme. Il faut en revanche faire tourner une roue de Kawasaki 500 H1. Surnommée la « faiseuse de veuve » en raison d’un moteur un peu trop puissant pour la partie cycle, les freins notamment, cette moto a la particularité d’entrer en communication avec l’esprit motard qui imprégnait la place de la Bastille dans les années 1970, début 1980 avec des rassemblements spontanés mais hebdomadaires de plusieurs centaines de motos. La boîte à souvenir n’a en revanche pas été facile à ouvrir.
Les premiers coups de fil aux boutiques de motos du quartier n’ont pas donné grand-chose. « Ouh, ça remonte à longtemps, le magasin n’existait pas ! » « Tous nos vieux clients motards sont partis en province »… Chou blanc. Il a donc fallu appeler Jean-Marc Belotti à la rescousse. Le président de la section francilienne des Motards en colère (FFMC) a fréquenté la scène à partir de 1974-1975.
J’avais 14-15 ans et tous les vendredis soir à partir de 19 heures, il y avait des rassemblements autour de la Bastille avec un marché sauvage de pièces détachées. A l’époque, il y avait beaucoup de cartons donc on démontait les motos accidentées pour revendre les pièces en bon état. C’était vachement sympa, tout le monde buvait un coup. Puis on partait faire des runs autour du marché de Rungis. Et ceux qui avaient vraiment la bougeotte roulaient jusqu’à Cabourg ou Honfleur et rentraient dans la nuit.
Frank Margerin, génial géniteur de Lucien et bédéaste amoureux de bécanes, se souvient d’une « putain d’ambiance ». « J’avais un appart' au début de la rue Saint-Antoine, juste au feu rouge et j’entendais les motos vrombir tous les vendredis soir, se souvient-il. Et j’y allais assez souvent même si je n’ai eu ma première moto qu’en 1981. » C’est d’ailleurs ça qui lui a inspiré une courte histoire de Lucien intitulée « Vendredi soir à La Bastille » dans son premier album Votez Rocky.
« C’était un lieu pour montrer sa bécane, acheter des pièces détachées, manger une frite ou un sandwich, poursuit le dessinateur. On se rassemblait puis on allait boire un verre dans les bars aux alentours, c’était très sympa. » Mais si ces témoignages permettent d’avoir un aperçu de l’ambiance de l’époque, ils ne permettent pas d’avancer sur l’origine du phénomène. Heureusement, un nouvel appel de Jean-Marc Belotti permet d’éclairer les dernières zones d’ombre. Même s’il a passé le week-end en réunions pour tenter de contrecarrer les diaboliques projets d’Anne Hidalgo et de réfléchir aux solutions pour échapper au contrôle technique des deux-roues motorisés, le motard en colère a retrouvé le contact de François Gomis.
A l’origine, des cheminots !
Ce dernier est un ancien pilote et la mémoire vivante du monde des motards des années 1970-1980. Il régale d’ailleurs de ses souvenirs un site Internet bike70.com. Pour 20 Minutes, il est revenu sur le début des motards à la Bastoche.
Les années 1960 sont des années creuses pour les motos, la priorité est au tout voiture. Mais certains motards se retrouvent au Moto club des cheminots sportifs de Paris (MCCSP). Leur local se trouvait rue Traversière dans un bâtiment SNCF entre la gare de Lyon et la Bastille. Mais à l’époque les motos faisaient un bruit pas possible donc pour éviter de gêner les riverains, ils se retrouvaient à 30-40 gars à la Bastille vers 20 heures pour se rendre en convoi et d’un seul coup au local. »
Or à la fin des années 1960, les motos japonaises, comme la Honda 750 4 pots ou plus tard la Kawa 500, débarquent, plus puissantes, plus propres et moins chères. « Ce ne sont plus des Anglaises pourries qui perdaient de l’huile en permanence », dixit François Gomis. Une nouvelle clientèle apparaît avec beaucoup de jeunes et comme ils s’ennuient, ils tournent dans Paris en passant par la Bastille. Ils voient d’autres motards et s’arrêtent pour discuter. Et c’est ainsi que naît un rassemblement de motards. Notre pilote-historien y est allé pour la première fois à 16 ans quand il a acheté sa première moto, une BSA 250.
La Bastille, quartier des prolos
Au fil des années, le nombre de motards va grandir jusqu’à grouper « 2.000 motos et 3.000 mecs avec des bécanes sur 20-25 rangs, précise François Gomis. C’est l’esprit motard qui va générer ce rassemblement. On se tutoie, on se fait des copains, il n’y a pas de classes sociales. » De tels rassemblements paraissent inimaginables aujourd’hui mais à l’époque la Bastille était bien différente. C’était encore un quartier populaire, « un quartier un peu de loulous », se souvient Margerin. « C’était le vrai Paris comme on le connaissait, soupire Jean-Marc Belotti. Pas le Paris des bobos. » La rue du Faubourg Saint-Antoine était encore occupée par des ateliers d’ébénistes et de fabricants de meubles progressivement transformés en lofts dans les années 1980. « J’en ai visité des immenses locaux pour des potes, raconte le bédéaste. Moi, je commençais dans la BD et je ne pouvais évidemment pas me les payer. »
Mais ces rassemblements autour de la fraternité de la poignée de gaz ont aussi leurs côtés sombres. Le marché sauvage de pièces détachées qui s’est progressivement installé servait ainsi à écouler du matériel volé. C’est d’ailleurs le cœur du gag de Frank Margerin. « C’était la grande folie des motos, tout le monde se faisait piquer la sienne », se marre le dessinateur. « C’est sûr qu’il y avait un trafic de pièces volées », abonde Jean-Marc Belotti. « Dans un premier temps non parce que les motards sont des purs, défend François Gomis. Mais à partir de 1972-1973, il y a des vols et démontages de motos avant revente. Un jour, j’ai même vu une estafette s’arrêter, deux gars en sortir et embarquer une Honda 450. »
Mais bizarrement ce ne sont pas ces louches trafics qui vont mettre un terme à ces rassemblements. De toute façon, « les flics ne venaient pas », se souvient François Gomis. En cause, plutôt, les aménagements urbains de la ville de Paris. « Dans les années 1980, l’argent commence à se faire rare et la ville décide, pour se renflouer, de mettre un parking payant pour voitures à l’endroit où on se rassemblait », théorise le motard. En conséquence, les vendredi soirs se dépeuplent. Mais il n’y a pas que ça. « Ce n’était plus la même génération, l’esprit moto a changé », constate sans amertume François Gomis, qui, depuis s’être pété le dos à moto, circule à présent en trottinette non-motorisée. « Tout ça, c’est passé, c’est fini », ajoute Frank Margerin.
Mais l’esprit Bastille n’a pas totalement disparu. « Il y a 15 ans, on s’est dit : "On va recommencer Bastille", indique Jean-Marc Belotti. Chaque vendredi soir, on pose le camion de la FFMC pour faire de l’information et offrir une boisson chaude. On peut être jusqu’à 150. » Rien à voir cependant avec les rassemblements du temps où, selon François Gomis, « la moto était un moyen extraordinaire de vivre ».