Guerre en Ukraine : « Le mouvement pour parler ukrainien plutôt que russe est devenu massif »
interview En Ukraine, on parle ukrainien, mais aussi russe. Et ce parfois dans une même conservation. Ukrainienne et linguiste, Viktoriya Nikolenko décrypte ce bilinguisme atypique et méconnu, bouleversé par la guerre
- « La plupart des Ukrainiens sont complètement bilingues. On change de langue dans la même journée et sur un même territoire. »
- « Etre russophone ne signifie pas forcément être pro-russe. »
- « L’ukrainien est devenu quelque chose de plus présentable et plus distingué que le russe. »
Ce mardi 26 septembre, l’Europe célèbre la Journée européenne des langues. Linguiste et enseignante en français langue étrangère, docteure en sciences du langage, Viktoriya Nikolenko, 43 ans, a grandi, étudié et travaillé en Ukraine. Actuellement installée à Nantes, elle se penche pour 20 Minutes sur la situation méconnue du bilinguisme dans son pays en guerre depuis un an et demi déjà.
Depuis quand les deux langues, l’ukrainien et le russe, coexistent-elles en Ukraine ?
C’est une longue histoire. Elle-même discutable, car on pense parfois que l’Ukraine a toujours été russe. Mais avant la conquête de l’empire russe [1793], il y a eu cinq siècles où l’Ukraine n’était pas liée à la Russie, on l’oublie souvent. La coexistence des deux langues commence donc à peu près au XVIIIe siècle. La grande majorité de la population était alors ukrainophone. La langue russe est apparue comme la langue de prestige, celle de l’empire. Elle était imposée, tandis que l’ukrainien, lui, était de plus en plus limité par la loi. Mais la russification la plus massive a véritablement eu lieu avec les Bolcheviks au XXe siècle. Toute une pléiade d’artistes et d’intellectuels ukrainiens remarquables ont fini emprisonnés ou exécutés à partir des années 1930, c’est ce qu’on appelle « la renaissance fusillée ». Leurs œuvres ont été éliminées. La terreur stalinienne a fait des millions de morts, parmi lesquels de nombreux urkrainophones vivant dans les campagnes. Parler l’ukrainien n’était pas interdit, mais les conditions étaient créées pour pousser les gens à adopter la langue russe, que ce soit dans les médias, les livres, le service militaire, l’enseignement supérieur…
L’indépendance de l’Ukraine en 1991 a-t-elle permis de redonner davantage de place à la langue ukrainienne ?
Elle a repris un peu de place dans les contenus, mais avec des hauts et des bas en fonction des présidents. L’ukrainien est devenu la langue officielle, mais la sphère publique était encore très russifiée. On a donc vu grandir une demande de la population pour avoir davantage d’ukrainien. Ce mouvement a été beaucoup plus prononcé à partir de 2014 avec l’annexion de la Crimée par la Russie de Poutine.
En quoi le bilinguisme en Ukraine est-il aussi original ?
Quand on parle des russophones et des ukrainophones, on a une vision un peu déformée, surtout pour le public occidental qui a l’habitude d’avoir cette représentation de deux communautés isolées, comme en Belgique, par exemple, où les francophones et les néerlandophones vivent de manière assez séparée. La spécificité de l’Ukraine, c’est que la plupart des Ukrainiens sont complètement bilingues. C’est très atypique. On change de langue dans la même journée et sur un même territoire. C’est extrêmement variable d’une personne à l’autre.
Ça donne quoi au quotidien par exemple ?
Des situations inimaginables pour un Français. En famille, on a des conversations où on passe naturellement d’une langue à l’autre. On a des émissions de télévision où chacun s’exprime dans sa langue sans interprète, ni sous-titre, des couples de présentateurs où l’un parle en russe et l’autre en ukrainien. On peut avoir quelqu’un qui parle chez lui en ukrainien et qui, dans son contexte professionnel, parle en russe, ou l’inverse. Des cas plus complexes de quelqu’un qui parle avec ses collègues en russe, mais avec ses clients choisit l’ukrainien. On a aussi des agents du service public ayant l’obligation de parler ukrainien qui continuent par usage à parler russe.
A Dnipro, la ville est à dominance russophone, mais les banlieues parlent les deux et la campagne est ukrainophone. On a aussi le système mixte du sourjyk qui est un phénomène linguistique du même type que les langues créoles. Certains sont plus à l’aise dans une langue que l’autre, mais tout le monde est bilingue. Moi, par exemple, qui ai grandi dans un milieu russophone, quand je fais des calculs ça me vient en russe, quand je pense à l’Histoire ça me vient en ukrainien parce que ça m’a été enseigné ainsi.
Etre russophone ne signifie donc pas forcément être pro-russe ?
Bien sûr que non ! C’est d’ailleurs ce qu’on observe à Dnipro, à Kharkiv ou à Odessa. ll faut oublier les fameuses cartes qui datent pour la plupart de 2001 où l’on voit toujours l’est et le sud de l’Ukraine pro-Russie et le nord et l’ouest pro-Ukraine. C’est très approximatif aujourd’hui en 2023. Je crois que c’est ça que les Russes n’ont pas compris.
Le choix de la langue est-il devenu un enjeu encore plus important depuis le déclenchement de la guerre le 24 février 2022 ?
Avant la guerre, ce débat sur l’usage des langues existait déjà, mais, désormais, c’est devenu identitaire. Et le mouvement pour parler ukrainien est devenu massif. Des russophones ne veulent plus avoir rien en commun avec la culture russe et passent à l’ukrainien. Il y a, par exemple, une demande très forte pour davantage d’ukrainien dans l’enseignement. On a des élèves, des parents, qui considèrent que la maîtrise de l’ukrainien est importante pour l’avenir, y compris dans les moments informels comme la récréation. Mes collègues russophones me disent que, depuis un an, l’ukrainien est devenu quelque chose de plus présentable et plus distingué que le russe. C’est un signe de respect de le parler. Il faut comprendre que la guerre a apporté beaucoup de sensibilité. Il y a beaucoup de personnes déplacées, des anciens prisonniers de guerre, des civils qui ont vécu des atrocités. Et, pour eux, ces atrocités ont été commises en russe. Même les médias régionaux passent à l’ukrainien. Il y a encore des russophones qui s’y refusent, qui revendiquent leur liberté de choisir, mais ils ne me semblent pas nombreux.
Est-ce là une forme d’échec pour Vladimir Poutine ?
Tout à fait. On dit d’ailleurs que Poutine a rendu beaucoup de services aux nationalistes. La propagande pro-russe présentait la défense des russophones comme une raison du conflit alors qu’en réalité, ce n’était qu’un faux prétexte. Son intervention militaire a, au final, eu l’effet inverse sur la langue russe que celui escompté.
Cette langue russe est-elle amenée à disparaître d’Ukraine ?
Non, je ne pense pas, car le russe n’est pas interdit. Les ouvrages en russe sont toujours disponibles dans les bibliothèques. Mais je crois que les rôles vont s’inverser, que le russe deviendra peut-être minoritaire. Ça va prendre du temps mais c’est la tendance. L’école y joue beaucoup et le recul du russe y est net. Le passé soviétique parle de moins en moins aux jeunes.