Guerre en Ukraine : Elles ont choisi de se battre sur le front numérique
ARCHIVAGE Des Ukrainiennes recueillent des vidéos, des photos et des témoignages afin de documenter l’invasion russe. Un travail colossal
- Ukraine War Archive, Dattalion… Des Ukrainiennes et Ukrainiens se mobilisent pour recueillir des archives numériques et des témoignages de la vie pendant la guerre.
- Ces contenus pourraient, pour certains, témoigner de crimes de guerre.
- A l’université d'Harvard, deux Ukrainiens archivent des sites Internet, pour « faire en sorte que la Russie ne puisse pas effacer l’identité informationnelle de l’Ukraine », explique l’un d’entre eux à 20 Minutes.
C’est un homme qui a réussi à fuir l’occupation russe de la ville ukrainienne de Kherson et qui envoie les contenus qu’il a pu y enregistrer, ou bien un autre qui envoie une vidéo de sa maison détruite par les combats. Voilà quelques-uns des documents qu’archive l’équipe de l’Ukraine War Archive ( « archive de la guerre en Ukraine ») depuis presque un an. Cette équipe d’Ukrainiens a lancé un site Web pour que tous les témoins de la guerre y envoient des documents de l’invasion russe : photos, vidéos, documents audio ou témoignages. A l’origine, l’équipe de Docudays, une ONG ukrainienne, organisait des festivals de cinéma. Le 24 février 2022 a tout changé.
En mars 2022, Docudays s’est associé avec l’ONG Infoscope pour lancer le site. Près d’un an plus tard, alors que d’autres partenaires ont rejoint le projet, l’équipe a collecté plus d’1,2 million de fichiers multimédias et a mené 230 entretiens avec des témoins, confie à 20 Minutes Maria Buchelnikova, la cheffe de projet du site. Un boulot énorme, dans un pays déstabilisé. Cela pousse l’équipe à continuer. « Ils voient qu’ils peuvent être utiles, lance la cheffe de projet. Pour beaucoup d’Ukrainiens, la question de comment aider est très importante. »
Des ateliers pour soutenir la santé mentale des volontaires
Les documents recueillis reflètent la violence que vivent les Ukrainiens depuis le début de la guerre. Alors Docudays a organisé des ateliers pour soutenir la santé mentale des volontaires qui archivent les documents. « Personnellement, je ne regarde pas ces contenus, explique Maria Buchelnikova. Nous avons une équipe qui les regarde et les tague [pour les classifier]. Ils me partagent leur vécu et me disent que c’est difficile car les gens racontent des expériences horribles. »
En archivant des preuves de la guerre, l’équipe « voulait aider les militants des droits humains et les avocats en Ukraine ». Quand on lui demande si des fichiers présents dans la base de données pourraient être utilisés dans des procès pour crimes de guerre, Maria Buchelnikova répond que « bien sûr, tous les Ukrainiens veulent la justice. Malheureusement, nous ne pouvons la faire nous-mêmes [en ce moment]. »
« Montrer la preuve des crimes de guerre de la Russie »
Récolter des preuves qui pourraient aussi être utilisées lors d’un procès, c’est également un des objectifs de Dattalion. « Nous défendons l’Ukraine en montrant la preuve des crimes de guerre de la Russie », lit-on dans leurs mails, signés « Slava Ukraïni » ( « Gloire à l’Ukraine »). Derrière cet autre site, des Ukrainiennes qui ont uni leurs forces pour là encore recueillir des témoignages, des photos et des vidéos.
La tâche est immense, souligne auprès de 20 Minutes Nataliya Mykolska, une des cofondatrices du projet et ancienne ministre déléguée au Développement économique et au commerce : « On n’a pas affaire à un petit conflit localisé. Il n’y a qu’à regarder l’immensité de la ligne de front ! » Cela fait de très nombreuses données à enregistrer et à analyser. Elle consacre désormais une partie de son temps et de son énergie à lever des fonds pour embaucher des professionnels afin de faire vivre le site et de réaliser des entretiens filmés de témoins. Pour cela, elle démarche des fondations privées, mais celles-ci orientent leur financement vers des « besoins immédiats, comme l’hébergement ». « Documenter n’est pas [perçu comme] un besoin immédiat », constate-t-elle.
Des ressources « préservées pour le moment où l’Ukraine remportera la victoire »
A la différence des équipes derrière Dattalion ou Ukraine War Archive, Olha Aleksic est une professionnelle de la collecte d’informations. Cette Ukrainienne est bibliothécaire à l’université d’Harvard. Sous le choc de l’invasion à grande échelle de son pays en février 2022, elle décide de réagir et lance avec Kostyantyn Bondarenko, un compatriote informaticien travaillant également pour la célèbre université américaine, un projet d’archivage du conflit. Il ne s’agit pas là de recevoir des documents envoyés par des Ukrainiens, mais d’enregistrer des sites Internet. « L’objectif, c’était de conserver des sites ukrainiens, se remémore-t-elle auprès de 20 Minutes. Nous avions peur que des serveurs ne soient détruits. »
La bibliothécaire établit alors une liste de sites, du site d’information au site officiel, et de chaînes Telegram à faire enregistrer par un robot à intervalles réguliers. « Je suis contente que nous l’ayons fait, confie-t-elle. Cela ne fait pas partie de mes attributions professionnelles, mais [avec Kostyantyn Bondarenko] nous voulions faire quelque chose, à partir de nos capacités professionnelles et parce que nous avons tous les deux de la famille en Ukraine. »
Le projet est aussi une réponse à la propagande russe, explique Kostyantin Bondarenko : « Tout au long de son histoire, l’Ukraine a été confrontée aux tentatives incessantes de la Russie de saper et d’effacer son identité, que ce soit par la désinformation, la propagande, la réécriture de l’histoire ou la violence ouverte. Grâce à des archives comme celles-ci, nous contribuons à faire en sorte que la Russie ne puisse pas effacer l’identité informationnelle de l’Ukraine dans ses attaques brutales contre les infrastructures et les vies humaines. »
Leur travail d’archivage est accessible en ligne. Ces ressources « sont à la disposition de ceux qui souhaitent en savoir plus sur l’Ukraine et seront préservées pour le moment où l’Ukraine remportera la victoire et entamera le processus de reconstruction », ajoute l’informaticien. Un jour que tous espèrent voir arriver le plus rapidement possible.
Du côté de la France
En France aussi, une initiative est née pour enregistrer des traces du conflit en ligne. Dans le cadre de sa mission de dépôt légal de l’internet français, c’est-à-dire d’archivage des sites Internet, la Bibliothèque nationale de France (BNF) a lancé un projet en collaboration avec d’autres bibliothèques européennes pour sauvegarder des traces du conflit sur le Web. « L’objectif est d’étudier l’impact que ce conflit a pu avoir sur le territoire ukrainien, mais aussi sur la crise énergétique, l’agroalimentaire, les réfugiés, le positionnement des Etats… », énumère Vladimir Tybin, chef de service du dépôt légal numérique.