Guerre en Ukraine : Détruire l’environnement, un crime de guerre ? Kiev veut relancer le débat
Ecocide Les combats ont lourdement endommagé certaines aires protégées, mais l’environnement n’est pas très bien protégé dans le droit international
- Le ministre ukrainien de la Défense Oleksii Reznikov a indiqué dans une série de tweets vouloir un « tribunal pour la Russie ». Dans son argumentaire, le ministre évoque les atteintes à l’environnement et les textes internationaux qui les interdisent.
- Espèces animales et végétales en danger, habitats sensibles bombardés, rivières polluées et dauphins désorientés, les conséquences de la guerre sur l’environnement en Ukraine et au-delà sont indéniables.
- Pour la juriste internationale Maud Sarliève, il est toutefois difficile d’imaginer que la Cour pénale internationale puisse juger des responsables russes sur ce motif. Mais elle espère que le débat sur l’intégration de l’écocide parmi les crimes de guerre sera relancé.
« Que le ministre de la Défense s’intéresse au sujet pendant le conflit est en soi une révolution. » La lecture du tweet d’Oleksii Reznikov n’a pas manqué de provoquer un certain espoir chez Maud Sarliève. La juriste internationale, experte en matière environnementale et climatique, œuvre depuis des années pour faire avancer le débat sur la reconnaissance dans le droit international du crime d’écocide, à un rang similaire à celui des crimes de guerre. Alors quand le ministre ukrainien de la Défense rappelle dans un tweet que « l’article 55 du Protocole 1 [additionnel à la Convention de Genève] interdit les actes de guerre à l’encontre de l’environnement naturel », 20 Minutes ne pouvait pas manquer de la contacter.
« Dans les quatre catégories de crimes qui relèvent de la Cour pénale internationale, il n’y a pas l’écocide, donc elle ne pourrait pas le juger », tempère-t-elle immédiatement, quand le ministre ukrainien appelle à un « tribunal pour la Russie ». Et de toute façon, La Haye ne juge « pas des Etats ou des entreprises, mais des individus », qu’il faudrait identifier comme responsables. Autre obstacle, en admettant qu’on veuille appliquer le texte cité par Oleksii Reznikov, « il faut prouver que les dommages sont sévères et ont un impact à long terme ».
Biodiversité abîmée et pollution au long cours
Pour Charlotte von Croy, chargée de programme chez Ifaw (Fonds international pour la protection des animaux), le crime n’est plus à établir. « On estime que 20 % des aires protégées, 600 espèces animales et 750 espèces de plantes et champignons ont été affectées par le conflit », cite-t-elle avec l’appui du ministère ukrainien de l’Environnement. « Plus de 1.000 feux de forêts ont été déclenchés dans des combats qui ont généré 33 millions de tonnes de CO2 », ajoute-t-elle. Très loin du front, les images du conflit nous ont conditionné à imaginer des dégâts essentiellement localisés sur les villes.
En réalité, les bombardements incessants et l’avancée puis le reflux des troupes russes ont abîmé en profondeur un pays « qui abrite 35 % de la biodiversité européenne », notamment en « détruisant les steppes vierges et les forêts anciennes », illustre la biologiste belge. Des habitats irremplaçables, qui sont aussi « des puits de carbone importants pour lutter contre le réchauffement climatique », pendant que les dépôts de carburants bombardés déversent des produits chimiques dans la nature.
Charlotte von Croy invite aussi à « prendre en considération les dégâts chez les dauphins », perturbés par les mines et les sonars à basses fréquences, qui s’échouent régulièrement sur les plages de la mer Noire, et chez les oiseaux migrateurs « stressés, qui doivent changer de route sans se poser, épuisés ». « La guerre a évidemment un impact sur l’environnement et la biodiversité en général, au-delà de l’Ukraine », conclut-elle. Et comme si ça ne suffisait pas, le sol est truffé de « mines et munitions non explosées, ce qui peut prendre des années à être dépollué et aura des conséquences sur les civils », appuie Frédéric Joli, chargé des relations publiques de la Croix-Rouge.
Vers un jugement en Ukraine ?
Les cases semblent donc bien remplies pour évoquer l’article 55, même si Charlotte von Croy admet qu’il faudrait aller sur le terrain pour mieux quantifier les dommages. Alors, une réponse pénale peut-elle s’ouvrir ? « Le Code civil ukrainien fait partie des rares dans le monde à incriminer l’écocide, et contient aussi des dispositions sur les crimes de guerre », détaille Maud Sarliève. Dès lors, « s’il décide que le protocole 1 est applicable, le procureur général pourrait décider de lancer des poursuites ». Et dès lors que la justice ukrainienne s’estime compétente, « la CPI n’a pas à s’en mêler », indique la juriste.
Dans l’état actuel du droit, cela vaut peut-être mieux. Surtout que la Russie n’a pas ratifié le statut de Rome et « rejette la philosophie de ce qu’est la CPI », ce qui poserait un certain nombre de problèmes pour faire comparaître les accusés ou exécuter la peine. Néanmoins, « c’est un domaine du droit en ébullition », s’enthousiasme Maud Sarliève, qui voit dans les demandes du ministre ukrainien « l’occasion de faire évoluer le droit à un environnement sain pour l’adapter aux enjeux du conflit ». Et de faire revenir le débat sur l’écocide sur le devant de la scène internationale ?