Guerre en Ukraine : Avec ses « brigades musicales », Moscou veut « créer un sentiment de collectivité »
orchestré La Russie va envoyer des chanteurs, des musiciens et des artistes de cirques sur le front dans l’objectif de remobiliser les troupes russes
- Le ministère de la Défense britannique a annoncé le déploiement d’une « brigade créative » russe en Ukraine.
- Moscou va envoyer des chanteurs, des musiciens et des artistes de cirque sur le front dans l’objectif de remobiliser les troupes russes, dont la motivation est régulièrement contestée.
- De la remobilisation jusqu’à l’antidépresseur, en passant par la propagande, on fait le point sur les objectifs de cette nouvelle brigade.
« Armée Rouge, en avant, marche, marche ! (…) Car de la taïga aux mers britanniques, l’Armée Rouge est la plus forte ! » Moscou va envoyer une « brigade créative de première ligne » composée de chanteurs, de musiciens et d’artistes du cirque au front, d’après le ministère britannique de la Défense. Les grands classiques de l’Armée rouge s’apprêtent à se frayer un chemin parmi le chant des bombardements en Ukraine.
Cette « brigade » chantante sera composée de troupes mobilisées et d’artistes entrés volontairement dans l’armée russe. « C’est étonnant que ça ne soit pas les chœurs de l’armée rouge, une équipe musicale toujours en service en Russie », note Elise Petit, agrégée de musique et maîtresse de conférences en musicologie. La plupart des armées disposent d'un pôle culturel. Car, tout au long de l’histoire, les nations en guerre ont utilisé l'art et, plus spécifiquement, la musique sur le front.
« Renforcer le sentiment de partage »
« Ça s’est toujours fait d’envoyer des musiciens sur le front pour le divertissement des troupes », rappelle Elise Petit. Les chœurs de l’armée rouge se produisaient notamment sur les différents fronts de la Seconde Guerre mondiale. « La musique est toujours efficace, elle crée un sentiment de collectivité. C’est pour cette raison qu’elle est très utilisée dans les régimes totalitaires, elle provoque un effet d’entraînement », décrypte Didier Francfort, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine.
« Il est difficile d’imaginer une guerre sans ces chansons qui permettent de se rassurer, de renforcer le sentiment de partage », ajoute le spécialiste de la place de la musique dans l’histoire. Car l’un des principaux enjeux pour la Russie se niche ici : remobiliser les troupes et leur remonter le moral. Les troupes russes, composées en partie de mobilisés inexpérimentés, sont régulièrement accusées de démotivation. L’Institut pour l'étude de la guerre (ISW) notait en juillet dernier une « tendance large de diminution de l’investissement » des milices prorusses. Alors quoi de mieux qu’un hymne militaire pour pousser les soldats à marcher au pas ?
« Ce n’est pas du simple divertissement »
Le ministère de la Défense russe a aussi lancé une campagne de dons d’instruments de musique à destination des troupes mobilisées en Ukraine. « En donnant des instruments personnels, on permet aux soldats de se changer les idées à travers un loisir inoffensif », souligne Elise Petit qui rappelle que la musique a « un pouvoir cathartique particulièrement puissant ». Lors de la Première Guerre mondiale, le musicien Maurice Maréchal a joué avec le « Poilu », un violoncelle de fortune qu’il utilisait dans les tranchées.
Les notes de musique adoucissent le bruit assourdissant de la guerre mais le choix des chansons qui seront jouées dans les tranchées en Ukraine sera aussi crucial. « L’enjeu est de mobiliser une armée peu engagée par les paroles, c’est un répertoire qui doit faire sens, ce n’est pas du simple divertissement », explique Elise Petit qui précise que ça exclut notamment « la variété états-unienne ». La musicologue rappelle d’ailleurs que durant la Seconde Guerre mondiale, des activités culturelles avaient été mises en place à la suite d'une forte démobilisation. Avec succès.
« De retour à la maison, à Sébastopol »
La musique peut aussi servir la propagande d’un régime. En l’occurrence Vladimir Poutine s’inscrit dans un récit qui tend à glorifier l’ère soviétique. Le président russe a d’ailleurs repris l’hymne de l’Union soviétique à son arrivée au pouvoir en 2000. Toutefois, « sa propagande post-soviétique n’est pas uniquement explicite. Elle peut être plus subtile que les chœurs de l’armée rouge et toucher des airs plus légers, comme des valses ou du rock », explique Didier Francfort. Dans de nombreux évènements organisés par le régime ou ses sympathisants, on peut entendre la valse de Sébastopol, rappelle-t-il.
Ce chant qui célèbre la beauté de la ville ukrainienne située en Crimée, péninsule annexée en 2014 par la Russie, n’affirme pas qu’elle est russe. Mais chanter dans des meetings politiques soutenant la guerre en Ukraine, « nous sommes de retour à la maison, à Sébastopol notre ville si chère » prend un tout autre sens. Dans les périodes de guerre, le répertoire musical du front est souvent « identitaire », explique Elise Petit. « Ça peut être des chants qui discréditent l’ennemi, des paroles propagandistes ou violentes ou encore des chants populaires », énumère-t-elle.
Une « nation de musique »
En poussant les artistes à s’engager dans l’invasion de l’Ukraine, Moscou espère aussi instrumentaliser leur popularité. « Si un artiste connu joue sur le front, il peut influencer des personnes qui ne sont pas encore engagées », avance la musicologue. Et permettre au Kremlin de reprendre la main sur la communication. Jusqu’ici, les Ukrainiens ont bien plus partagé sur les réseaux sociaux des instants de légèreté avec des chants ou de la danse que leurs adversaires. La vidéo d’une petite fille qui entonnait « Libérée, délivrée » de la Reine des Neiges depuis un bunker était par exemple devenue virale.
« Les Russes ont été très faibles dans leur communication. Vladimir Poutine veut montrer que la Russie est, elle aussi, une nation de musique. Distribuer des instruments permet de montrer que la nation a une grande culture et que les forces russes ne sont pas uniquement des barbares qui bombardent », décrypte Didier Francfort.
Reste que cette myriade d’objectifs sera difficile à atteindre. Le ministère de la Défense britannique notait dans son analyse que les troupes sont principalement préoccupées par des « pertes élevées, un manque de leadership, des problèmes de rémunération, un manque d’équipement et de munition et un manque de clarté quant aux objectifs de la guerre ». La musique, résume Elise Petit, « c’est du soutien, ça peut permettre la cohésion, ça peut même être du soin palliatif mais ça ne résout aucun problème ».