Dans le désert tunisien, l’UE a le « sang » des migrants « sur les mains »
Crise humanitaire Depuis plusieurs semaines, des centaines de migrants subsahariens sont reconduits hors des frontières tunisiennes et laissés en plein désert, sans eau et sans nourriture, sous le regard silencieux de Bruxelles
- Depuis environ deux semaines, les gardes-frontières libyens disent avoir secouru des centaines de migrants dans le désert, déposés, selon eux, par les autorités tunisiennes à la frontière.
- Une situation humanitaire critique qui ne fait pourtant pas réagir l’Union européenne, signataire d’un pacte avec Tunis pour contrôler les traversées de la Méditerranée.
- Plusieurs experts de la question, interrogés par 20 Minutes, décryptent le silence assourdissant de Bruxelles face à ce drame humain.
C’est un silence fracassant qui retentit en Europe. Alors que des personnes, hommes, femmes, enfants, abandonnées dans le désert entre la Tunisie et la Libye, meurent de soif, de faim, de chaud depuis des semaines, l’Union européenne reste muette. Pourtant, c’est avec la Tunisie, responsable de ses reconductions de migrants subsahariens hors de ses frontières, que Bruxelles a signé un « partenariat stratégique » mi-juillet pour tenter d’endiguer les arrivées de demandeurs d’asile par bateau.
Des conditions de non-vie
Selon l’ONG Human Rights Watch, au moins « 1.200 ressortissants subsahariens » ont été « expulsés » par les forces de sécurité tunisiennes aux frontières avec la Libye à l’est, et l’Algérie à l’ouest. « Les migrants subsahariens sont pris dans différents points de la Tunisie, puis emmenés et laissés dans le désert, raconte Claudia Lodesani, responsable du programme migrations de Médecins sans frontières (MSF). Soit ils atteignent la Libye, soit ils parviennent à regagner la Tunisie pour partir en bateau ». Les autres sont susceptibles de périr. C’est le cas de Matyla Dosso, et de sa fille Marie, âgée de 6 ans. Dans les colonnes de Mediapart, Crépin Mbengue Nyimbilo raconte comment il a appris la mort de sa femme et de sa fille, avec pour preuve une photo choquante d’elles, inertes, gisant sur le ventre dans le désert. Crépin et Matyla avaient ambitionné de rejoindre la Tunisie le 13 juillet, pour « garantir un avenir sûr » et une éducation « adéquate » à leur fille, raconte-t-il au site d’information.
Les conditions d’accueil des migrants subsahariens se sont détériorées cette année. Le racisme antinoir a été exacerbé par le discours violent du président tunisien tenu en février dénonçant un « grand remplacement » et « mettant en avant la question identitaire arabo-musulmane », rappelle Matthieu Tardis, chercheur sur les politiques de migration et d’asile et codirecteur de Synergies migrations. Des déclarations qui ont poussé les migrants subsahariens vers des embarcations pour rejoindre l’Union européenne depuis la Tunisie, désormais premier port de départs, devant la Libye, selon MSF.
Un pacte en toute connaissance de cause
Pour endiguer ce flux de possibles demandeurs d’asile, l’Union européenne et Tunis ont conclu mi-juillet un « partenariat stratégique » centré sur la lutte contre l’immigration irrégulière. « C’est un partenariat avec un pays qui viole les droits humains », rappelle simplement Tania Racho, chercheuse en droit européen et membre du réseau Désinfox-Migrations. Il s’inscrit dans une politique européenne en matière de flux migratoire adoptée depuis des années, et en particulier depuis 2016, avec l’accord passé avec la Turquie. « L’UE a un objectif simple : externaliser les frontières pour les demandeurs d’asile », résume Claudia Lodesani.
Désormais, « les pays européens comptent sur le président tunisien, Kaïs Saïed, pour les aider à intensifier leurs efforts en vue d’empêcher les migrants de traverser la Méditerranée pour se rendre en Europe. Plusieurs gouvernements européens, l’Italie en tête, ont fait de la réduction du nombre de migrants en provenance d’Afrique du Nord une priorité politique », développe à son tour Anthony Dworkin. Aujourd’hui, au vu des morts comptabilisés dans le désert entre la Tunisie et la Libye, mais aussi des milliers de personnes noyées en Méditerranée faute de solutions sur le long terme, Tania Racho n’a pas peur de l’affirmer : « L’Union européenne a du sang sur les mains ». Une manière de dire qu’elle est bien complice de ces violations des droits humains, de ce droit d’asile.
Des accords qui « nous lient les mains »
C’est pourquoi aujourd’hui Bruxelles n’élève pas la voix. Si, pour Tania Racho, « avec ce pacte, on s’attend d’autant plus à une réaction de l’Union européenne », Anthony Dworkin estime au contraire ce silence comme le résultat de l’accord. « Afin d’obtenir la coopération de Kaïs Saïed, ces gouvernements et l’UE dans son ensemble ont mis en sourdine toute critique des mesures prises contre les migrants en Tunisie » car elle « pourrait entraver l’aide qu’ils recherchent. Il est plus commode de se taire », analyse-t-il.
Pourtant, « c’est une question de crédibilité fondamentale pour l’UE que de critiquer de telles actions », poursuit-il. Mais ces accords « nous lient les mains, les pensées, les paroles », selon Matthieu Tardis. L’Union européenne se retrouve victime de chantage face à une pression migratoire exercée par ces pays, comme le fait ouvertement la Turquie avec les migrants syriens. Pourtant si l’Europe est forcée de « traiter avec les gouvernements en place dans la région » malgré leur régime souvent peu démocratique, « l’engagement ne doit pas être dépourvu de valeurs », rappelle encore Anthony Dworkin.
Un silence de plomb
Un signe, peut-être, que ce silence s’inscrit également dans une politique migratoire essentiellement appréhendée d’un point de vue sécuritaire et non plus humain. Depuis des années, la question migratoire est abordée comme un problème, plutôt qu’une solution et fait naître des peurs plutôt que de l’espoir.
Finalement, pour Claudia Lodesani, la politique engagée par l’Union européenne « a empiré jusqu’à la déshumanisation des personnes qui ont besoin d’aide pour en faire un problème qu’il faut garder loin de nous ». Cela se traduit par la criminalisation des migrants eux-mêmes, mais aussi des ONG ou des personnes de la société civile qui leur viennent en aide. « Toute cette politique est menée dans le but de rendre la vie des migrants la plus difficile possible », s’agace la présidente de MSF Italie. Pourtant, les migrants « pourraient être une réponse à nos difficultés démographiques, on en a besoin et on le refuse, c’est absurde », s’insurge Tania Racho.