Etats-Unis : Quelles sont les conséquences d’un retour « cinquante ans en arrière » sur l’avortement ?
DECRYPTAGE La Cour suprême vient d’annuler l’arrêt qui a garanti le droit à l’avortement dans tout le pays, et la moitié des Etats américains pourraient presque immédiatement interdire ou drastiquement restreindre l’IVG
- La Cour suprême des Etats-Unis vient d'annuler l’arrêt Roe v. Wade, qui avait légalisé l’avortement en 1973.
- Près de la moitié des Etats américains ont déjà des lois en place qui interdiraient l’avortement ou le restreindraient.
- Sonnés, les démocrates n’ont pas les voix pour légiférer au Sénat, et veulent mobiliser les électeurs pour les législatives de novembre. 20 Minutes fait le point avec la professeur de droit Michele Bratcher Godwin et l’historienne Mary Ziegler.
EDIT : La Cour suprême a tranché ce vendredi 24 juin. Comme pressenti, elle est revenue sur l’arrêt Roe v. Wade qui, depuis près d’un demi-siècle, garantissait le droit des Américaines à avorter. Ce séisme outre-Atlantique ne rend techniquement pas les interruptions de grossesse illégales, mais il renvoie le pays à avant 1973 : chaque Etat peut désormais interdire ou non l’IVG. Nous vous proposons donc de lire (ou relire) cet article de notre correspondant aux Etats-Unis, Philippe Berry, publié lorsque le projet de décision de la cour avait fuité, début mai.
De notre correspondant aux Etats-Unis,
La bataille finale est engagée. Une fuite extraordinaire d’un projet de décision de la Cour suprême a plongé les Etats-Unis dans un scénario qui semblait impensable il y a dix ans : la plus haute instance judiciaire américaine est sur le point de revenir sur l’arrêt Roe v. Wade, qui avait garanti le droit à l’avortement dans tout le pays en 1973.
Mardi, le chef de la Cour suprême a confirmé que la fuite était authentique, mais rappelé qu’il ne s’agissait pas de la décision définitive, attendue d’ici à début juillet. Même six Américains sur 10 sont favorables au statu quo, environ la moitié des Etats américains pourraient interdire ou restreindre l’avortement dans la foulée. Cela signifie-t-il un recul de plusieurs décennies ? Avec quelles conséquences ? Le Congrès peut-il agir ? 20 Minutes fait le point.
Serait-ce un retour « cinquante ans en arrière » ?
Si la Cour suprême revient sur Roe v. Wade, l’avortement ne va pas devenir illégal dans tout le pays : chaque Etat sera libre de décider. « En pratique, ce serait un retour cinquante ans en arrière, et même davantage dans certains cas », estime Michele Bratcher Goodwin, professeur de droit à l’université de Californie d’Irvine, auteure de La police de l’utérus : Les femmes invisibles et la criminalisation de la maternité. « Dans les Etats opposés à l’avortement, l’IVG deviendrait illégale, et les femmes enceintes seraient contraintes de se rendre dans un autre Etat pour mettre un terme à une grossesse. »
Mary Ziegler, historienne spécialiste des lois des droits reproductifs à l’université de Florida State, auteure de L’avortement et la loi en Amérique : de Roe v. Wade à nos jours, tempère : ce retour à la case départ serait avant tout « constitutionnel ». « En termes d’accès, empêcher l’avortement est plus difficile aujourd’hui avec les pilules abortives, et les interdictions plus compliquées à faire respecter. »
Quelles seraient les conséquences immédiates ?
La décision finale de la Cour suprême est, on l’a dit, attendue d’ici à début juillet. Si rien ne change, 26 Etats conservateurs, principalement dans le Sud et dans le Midwest, devraient aussitôt interdire l’avortement ou drastiquement réduire le délai légal à six ou huit semaines, selon un décompte de l’institut progressiste Guttmacher.
Treize Etats ont passé des « trigger laws », des lois prêtes à être dégainées dès la publication de la décision. Le reste a des anciens textes d’avant 1973 qui s’appliqueraient, y compris dans des Etats plus modérés comme le Michigan ou le Wisconsin. La plupart des Etats autoriseraient l’avortement en cas d’urgence vitale pour la mère, mais beaucoup ont supprimé les exceptions en cas de viol ou d’inceste.
Serait-il possible de criminaliser les avortements réalisés dans un autre Etat, ou via une pilule envoyée par la Poste ?
Une femme résidant en Louisiane pourrait devoir faire plus de 1.000 km pour se rendre dans une clinique du Kansas ou de Caroline du Nord, avec un coût (trajet, hébergement, perte de salaire) élevé. « Les premières pénalisées seraient les classes les plus pauvres, dans lesquelles on trouve une part disproportionnée de femmes de couleur », note Michele Bratcher Goodwin. Une douzaine d’Etats, comme la Californie, veulent toutefois devenir des « sanctuaires » et mettre en place des programmes d’aides, y compris pour les non-résidentes.
Pour certains Etats, interdire l’avortement n’est que la première étape. Dans le Missouri, un projet de loi veut ainsi lutter contre les IVG réalisées dans un Etat voisin, notamment en autorisant des poursuites contre toute personne apportant son aide, du docteur réalisant la procédure à un proche conduisant le véhicule.
Avec la pandémie de Covid-19, la Food and drug administration (FDA) a autorisé les ordonnances par télémédecine et l’envoi postal de pilules abortives, qui peuvent être utilisées dans les 10 premières semaines de grossesse. Mais c’est interdit par le Texas, qui a voté une loi interdisant l’avortement après le premier battement de cœur (environ 6 semaines). « On ne sait pas comment la Cour suprême trancherait ces questions de voyage ou de commerce avec un autre Etat. Cela va créer une grande incertitude », estime Mary Ziegler.
Le Congrès américain peut-il légiférer pour cimenter, ou interdire, l’avortement ?
Oui, mais c’est difficile. L’élue démocrate Alexandria Ocasio-Cortez et d’autres ont appelé le Congrès à « codifier » le droit à l’avortement en légiférant. La Chambre a déjà adopté un texte, mais il faut une « super majorité » de 60 voix sur 100 au Sénat pour passer outre l’obstruction. Les démocrates auraient pu le faire au début du mandat de Barack Obama, mais cela avait été abandonné dans les négociations pour faire passer la réforme de la Santé.
Avec les « midterms » (législatives) de novembre 2022 qui se profilent, chaque camp rallie ses troupes. Des milliers de personnes ont défilé à New York mardi, et Joe Biden a appelé les électeurs à se battre « via les urnes ». Galvanisés par la probable annulation de Roe v. Wade par la Cour suprême, les activistes « pro-life », eux, rêvent d’aller plus loin : selon le Washington Post, un groupe de sénateurs conservateurs travaille sur un projet de loi qui interdirait l’avortement dans tout le pays après six semaines de grossesse, et ils se coordonnent avec de possibles candidats républicains à la présidentielle de 2024.