Guerre en Ukraine : A Tallinn, le sang-froid estonien face à la menace russe
REPORTAGE « 20 Minutes » se rend cette semaine en Estonie, ce pays balte d'1,3 million d'habitants qui partage près de 300 km de frontière avec la Russie
- Ancienne république soviétique, l’Estonie reste vigilante quant à une éventuelle attaque de la Russie contre les états Baltes.
- Un tiers de la population du pays est russophone, dont environ 80.000 personnes qui ont choisi de conserver la citoyenneté russe.
- La guerre en Ukraine a ravivé certaines tensions dans la société, même si elle pose aussi pour les autorités estoniennes, le défi d’une meilleure intégration de ces minorités.
De notre envoyé spécial à Tallinn,
L’ambiance est glaciale et les rues quasiment désertes, ce mardi matin à Tallinn. Quelques touristes se promènent dans les rues de la vieille ville, sous une fine neige. Certains s’arrêtent pour prendre des photos devant l’ambassade de Russie. La virulence des messages contre la guerre en Ukraine, accrochés devant le bâtiment, montre la colère des habitants de la capitale estonienne à l’encontre de Poutine, et la solidarité envers le peuple ukrainien, qui comme en Estonie a souffert du passé sous le joug soviétique.
On pousse jusqu’au quartier branchouille de Telliskivi, « brique » en Estonien. S’il abrite aujourd’hui une « creative city » avec start-up, bars et restaurants, le site accueillait autrefois un complexe industriel soviétique. Là, Jakob nous explique que l’invasion russe en Ukraine, le 24 février, a peut-être « davantage frappé les esprits en Estonie » qu’ailleurs en Europe, « car c’était le jour de la Fête nationale célébrant l’indépendance du pays [en 1918] ».
« Ne pas blâmer la population russophone »
Occupée par l'Union soviétique après-guerre, l'Estonie ne retrouve son indépendance qu'en 1991. Depuis, le pays balte a rejoint l'Union européenne et l'Otan, en 2004, tout en conservant une profonde méfiance à l’égard de la Russie, avec qui elle partage près de 300 km de frontière terrestre. Un peu moins d’un tiers de la population de ce petit Etat d’1,3 million d’habitants est russophone, et 80.000 d’entre eux ont choisi de conserver la citoyenneté russe.
Dans un café, Anna nous indique « qu’il y avait beaucoup de tension et d’inquiétude vis-à-vis des Russes dans le pays » au début du conflit, mais « maintenant ça s’est calmé. » « Je ne pense pas qu’il faille blâmer la population russophone en Estonie, eux aussi sont inquiets de ce qu’il se passe en Ukraine, et ils n’y sont pour rien » ajoute-t-elle. Luke, un artiste suisse arrivé à Tallinn au début du mois de février, estime pour sa part que la guerre en Ukraine « n’est pas davantage un sujet de préoccupation en Estonie qu’il ne l’est en France ou en Suisse » et que tous les Russes qu’il a pu rencontrer ici « condamnent fortement l’invasion de la Russie. »
Des tensions ranimées au sein de la société
Mais, mieux vaut se préparer, au cas où. La ligue de défense volontaire estonienne, organisation paramilitaire qui s'entraîne pour faire face à une éventuelle attaque, et composée d’environ 24.000 hommes, a reçu au lendemain de la guerre en Ukraine, un afflux de demandes de volontaires. Le « centre d’appel d’urgence » du pays a été plusieurs fois contacté pour savoir si Narva, à la frontière avec la Russie, était bien protégée. Et l'application « Ole Valmis ! », « Préparez-vous », qui donne des instructions pratiques pour faire face à différentes situations de crise, est davantage téléchargée depuis le début du conflit.
« Le conflit en Ukraine a parallèlement ranimé des tensions entre une partie des minorités russes et les Estoniens, ou en tout cas refait parler des relations entre les deux communautés », analyse pour sa part Vincent Dautancourt, professeur de français à l’université de Tartu, chercheur spécialiste des questions liées aux minorités russophones en Estonie.
Pour schématiser, une partie de la minorité russe a obtenu la citoyenneté estonienne, une autre a décidé de conserver la citoyenneté russe, et une troisième n’a aucune des deux. Ils sont ainsi entre 70.000 et 80.000 à avoir ce que l’on appelle un « passeport gris », un document qui leur permet de vivre normalement en Estonie, mais ne donne pas accès au droit de vote aux élections législatives. Il offre aussi la possibilité de se rendre en Russie sans visa. Certains responsables estiment que l’Estonie va devoir accélérer sa démarche d’intégration de ces minorités au sein de la société.
« Il faut rester très vigilant » vis-à-vis de la Russie
Certains dirigeants craignent que la Russie ne lance une attaque en Estonie, précisément pour « défendre » les intérêts de ces 300.000 russophones. Et les récents signaux ne sont pas forcément rassurants. Dernier exemple en date, lorsqu’un député de la douma de la ville de Moscou a demandé il y a quelques jours la « dénazification » et la « démilitarisation » de l’Estonie, ainsi que de cinq autres pays. Les mêmes termes employés par Poutine pour l’Ukraine.
« Ce genre de déclaration venant de Russie ne fait que renforcer la conviction des autorités estoniennes qu’il faut rester très vigilant et se préparer à une éventuelle attaque de la Russie sur les Etats baltes après que le dossier ukrainien sera clos (ou avant), pointe Vincent Dautancourt, et ce quand bien même cette déclaration vient d’une personne qui n’est pas directement liée au pouvoir. »
Le conflit en Ukraine vient ainsi confirmer les craintes concernant cette menace russe, pointées dans les discours officiels depuis plusieurs années en Estonie. Depuis la Géorgie en 2008 et la Crimée en 2014, le pays balte s’inquiète des intentions de Moscou de vouloir reconstituer son empire. C’est pourquoi il considère qu’il faut mettre un coup d’arrêt final aux intentions de Poutine.
Première cyberattaque mondiale
Dans ce contexte, les commémorations liées à la Seconde Guerre mondiale, résonnent de façon particulière et sont surveillées comme le lait sur le feu. Ainsi, « il y a quelques jours l’Estonie a commémoré le bombardement de Tallinn par les troupes soviétiques, ce qui vient en écho à ce qu’il se passe actuellement en Ukraine », explique Vincent Dautancourt.
L’affaire du « Soldat de bronze », qui avait déchiré la société estonienne en 2007, fait par ailleurs à nouveau l’objet de toutes les attentions en ce moment. Ce monument aux morts soviétique installé dans centre de Tallinn cristallisait dans les années 2000 les tensions entre russophones nostalgiques de l’URSS, et militants nationalistes estoniens. Le gouvernement décidait en 2007 de déplacer ce « soldat de bronze » hors du centre-ville de Tallinn. Un millier de russophones sont descendus dans la rue pour protester, ce qui a dégénéré en émeutes faisant un mort et 150 blessés.
Le 27 avril 2007, l’Estonie essuyait une vague de cyberattaques qui ont paralysé plusieurs sites institutionnels. Présentée par le gouvernement estonien comme une agression de Moscou, elle est restée dans l’histoire comme la première cyberattaque mondiale, alors même que la société estonienne post-soviétique, s’est construite sur un modèle numérique, avec notamment 90 % des services publics du pays numérisés. Un traumatisme qui a convaincu l’Otan de baser à Tallinn son QG contre les cyberattaques.
La célébration du 9-Mai 1945 sous haute surveillance
« L’affaire du soldat de bronze est l’une des dates importantes de l’histoire post-1991 de l’Estonie, souligne Vincent Dautancourt, car au-delà des émeutes, elle a entraîné des conséquences beaucoup plus larges dans la société. » Désormais dans un cimetière, le monument continue d’accueillir la célébration du 9-Mai, « qui est sans conteste la fête historique soviétique/russe la plus importante. » Chaque année, les rassemblements autour du monument sont scrutés, « surtout le "régiment immortel", un défilé né en Russie en 2011, importé en Estonie en 2015, au cours duquel les gens défilent en portant des portraits des soldats morts pendant la guerre. »
Depuis quelques jours, un débat agite le pays sur la question d’interdire ou pas les symboles de la propagande russe (le fameux Z, le ruban de Saint-Georges) lors de ce rassemblement. A un peu plus d’un mois du 9-Mai, aucune décision n’a encore été prise.