Conflit Ukraine-Russie : « Si l’escalade continue, on risque le plus important conflit terrestre depuis la Seconde Guerre mondiale »
INTERVIEW•Melinda Haring, directrice adjointe du centre pour l’Eurasie à l’Atlantic Council, analyse le changement de stratégie de Washington et les ambitions de Vladimir PoutinePropos recueillis par Philippe Berry
L'essentiel
- Face aux 120.000 soldats russes massés à la frontière ukrainienne, les Etats-Unis ont placé 8.500 troupes en état d'alerte.
- Après des déclarations critiquées, Joe Biden hausse le ton mais doit faire avec les divisions européennes et un casse-tête énergétique.
- Selon Melinda Haring, de l'Atlantic Council, Vladimir Poutine veut attaquer avant que l'Ukraine ne termine son virage vers l'Occident. Mardi, la Russie a lancé des manoeuvres militaires à la frontière et en Crimée.
La fenêtre diplomatique semble se refermer. Alors que la Russie a encerclé l’Ukraine avec plus de 100.000 soldats accompagnés de chars, et a lancé des manoeuvres à la frontière et en Crimée mardi, Washington a placé 8.500 soldats en « état d’alerte », lundi. Même si aucune décision n’a été prise, le New York Times affirme que Joe Biden pourrait envoyer entre 1.000 et 5.000 troupes en Europe de l’Est pour dissuader Moscou de s’engager dans une invasion sanglante.
Pour Melinda Haring, directrice adjointe du centre pour l’Eurasie à l’Atlantic Council, un influent think tank atlantiste américain, c’est loin d’être suffisant. « Si Biden veut envoyer un message dissuasif à Poutine, il doit le faire maintenant et avec force », explique-t-elle. Selon elle, « Poutine utilise l’Ukraine comme un levier pour essayer de détruire l’Otan. Il regarde la carte du monde et voit des faiblesses partout ».
Y a-t-il encore un espoir pour la diplomatie ?
La diplomatie ne tient plus qu’à un fil. Elle n’a abouti à rien de concret la semaine dernière, hormis quelques propos conciliants et davantage de rencontres. Il n’y a pas de désescalade. Au contraire, la situation empire. Les actions de la Russie sont de plus en plus inquiétantes, avec des troupes supplémentaires déployées, y compris en Biélorussie.
Est-ce qu’envoyer 1.000 ou 5.000 soldats dans les pays voisins peut avoir un impact ?
La vraie question, plus que le nombre, c’est de savoir quelle sera leur capacité, et si elle est suffisante pour que Poutine y prête attention. Pour l’instant, nos décisions et nos déclarations sont hésitantes. Les experts militaires suggèrent les axes suivants : booster la coopération sur le renseignement avec Kiev, augmenter le nombre de forces spéciales en Ukraine et les pays alentour dans une capacité d’entraînement, et mobiliser davantage de soldats de la Marine task force en Roumanie.
Mais le plus important, c’est que Biden a exclu d’envoyer des troupes au sol en Ukraine, mais pas d’envoyer des avions et des navires. Les Etats-Unis ont un porte-avions en Méditerranée. L’heure est venue de dire : « Il va bouger en réponse à l’action de la Russie en Ukraine. » Pour qu’il puisse être utilisé si Poutine continue l’escalade, avec la possibilité de frappes à longue distance. Si tu veux être téméraire, sois téméraire. Si Biden veut envoyer un message dissuasif à Poutine, il doit le faire maintenant, et avec force.
Quel rôle doit jouer Joe Biden sur la scène internationale après ses messages contradictoires ?
Poutine ne va sans doute pas s’aventurer massivement en Ukraine avant février. Donc il reste du temps pour la diplomatie, même si on peut être sceptique, et surtout pour la dissuasion. Mais il y a un rôle politique que Biden doit jouer dès maintenant. Il doit commencer par monter dans un avion illico et aller rassembler l’Europe face à la menace russe, et s’assurer que l’Allemagne ne se débine pas. Il doit proposer un plan pour positionner davantage de troupes américaines en Europe. Il n’y en a plus que 40.000. C’est moins que dans un stade de foot universitaire. Il a besoin d’un projet pour réduire la dépendance énergétique de l’Europe au gaz naturel russe et tuer le gazoduc Nord Stream 2 (entre la Russie et l’Allemagne sous la mer Baltique). Il doit jouer les leaders à l’ONU. La Chine et la Russie mettront leur veto, mais il faut taper du poing sur la table. Et pourquoi n’a-t-on toujours pas d’ambassadeur en Ukraine ? On est au bord d’une guerre. Si l’escalade continue, on risque le plus important conflit terrestre depuis la Seconde Guerre mondiale.
Pourquoi pas avant février, à cause de l’hiver trop clément avec la boue problématique pour les chars ?
La météo joue un rôle important mais n’est pas déterministe. Même si le sol était gelé mi-février, la Russie n’a pour l’instant qu’entre 120.000 et 140.000 soldats. Ce n’est pas assez pour une invasion. Il en faut au minimum 200.000, voire 300.000, soit environ deux fois plus. Il n’y a pas assez de carburant, pas d’hôpital de campagne. La logistique n’est pas là mais la propagande monte dans les médias d’Etat. C’est du whataboutism typique russe : « Ce n’est pas nous, c’est l’Otan qui nous encercle. » C’est évidemment du pur bullshit.
Poutine exige que l’Ukraine ne rejoigne jamais l’Otan, et les Etats-Unis refusent catégoriquement. Un compromis semble impossible…
Certaines choses peuvent se négocier à la marge, mais les deux parties ont un désaccord fondamental sur la politique de la « porte ouverte » de l’Otan à l’Ukraine. Il n’y a pas de tour de passe-passe diplomatique qui permette de résoudre cette quadrature du cercle.
A quoi ressemblerait un conflit entre la Russie et l’Ukraine ?
Il y a huit ou neuf scénarios possibles pour Poutine. Il ne veut sans doute pas d’une guerre, si elle peut être évitée et qu’il peut obtenir les mêmes résultats sans. Le scénario le plus probable est une combinaison entre des coupures d’électricité et de chauffage en Ukraine pour un black-out complet, des cyberattaques massives, l’anéantissement de la Navy ukrainienne et aussi de l’armée de l’air, qui est petite, la mise hors-jeu des généraux ukrainiens et la destruction des armes majeures. En clair, mettre l’Ukraine à genoux pour la forcer à négocier.
Un autre scénario évoqué est celui d'une tentative d’installer un gouvernement pro-russe en Ukraine. C’est sans doute voué à l’échec. L’Ukraine a fondamentalement changé depuis 2014, et les Ukrainiens n’accepteront jamais un larbin russe comme leader. Le dernier scénario est une invasion totale. L’armée russe peut faire ce qu’elle veut en Ukraine, amener ses avions, ses tanks, mais c’est beaucoup plus dur de tenir une fois sur place. Les Russes ne vont pas s’y risquer, ils ne sont pas stupides. Ils connaissent l’histoire de l’Ukraine et savent qu’il y aura une résistance farouche.
Que veut véritablement Poutine à long terme ?
Vladimir Poutine veut annihiler le virage vers l’Occident de l’Ukraine. Il veut humilier l’Ouest. Il utilise l’Ukraine comme un levier pour essayer de détruire l’Otan. Et il veut faire apparaître les Etats-Unis comme pathétiques et faibles. Il veut montrer qu’il est le boss en Europe. L’Ouest sous-estime ses ambitions, qui vont bien au-delà de l’Ukraine. Il a déjà commencé le processus pour annexer progressivement le Bélarus, et, s’il pense pouvoir s’en tirer sans conséquences majeures, continuera avec l’Ukraine autant que possible. Ensuite il mettra la pression sur la Pologne, les Etats baltes, la Roumanie et la Bulgarie. Son appétit est sans borne.
Qu’est-ce qui le motive ? Restaurer la grandeur passée, ou au moins l’influence, de l’ex-Union soviétique ?
Poutine commence à se faire vieux. Il admire Ivan le Grand et Staline. Il pense aux marques qu’il va laisser, et veut être considéré par les livres d’histoire comme un grand leader. Cela passe par la capture de vastes portions de territoires. Cela flatte sa vanité. Il regarde la carte du monde et voit des faiblesses partout. En Europe, Merkel est partie. L’Amérique est occupée par le Covid-19, l’Afghanistan, la Chine. La cote de popularité de Biden plonge. Poutine a eu une bonne année l’an dernier : les prix de l’énergie sont en hausse, il a obtenu un tête-à-tête avec Biden. La Russie est traitée comme une superpuissance. Il adore ça.
Comment considère-t-il l’Ukraine ?
La rhétorique du Kremlin est belliqueuse et agressive, parfois antisémite. Poutine rejette l’identité ukrainienne et en fait un argument pour la guerre. Et il est en colère de ne pas avoir réussi à parvenir à un accord avec le président Zelensky. Quand il a été élu en 2019, il n’avait aucune expérience, et Poutine s’est cru chanceux. Mais Zelensky a résisté, et n’arrête pas de parler d’adhésion à l’Otan. Ça rend Poutine fou. Il voit l’influence de l’Otan progresser en Ukraine. 58 % des Ukrainiens veulent rejoindre l’Otan. Poutine considère que c’est le moment d’attaquer. S’il attend, l’Ukraine va trop pencher vers l’Ouest pour qu’il puisse la ramener dans sa sphère d’influence.