Présidentielle américaine : « Les instituts de sondage ont sous-estimé les votes Pro-Trump »

INTERVIEW Marie-Christine Bonzom, politologue spécialiste des Etats-Unis, analyse pour « 20 Minutes » cette élection encore indécise

Propos recueillis par Anissa Boumediene
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Au lendemain du scrutin, les Etats-Unis ne savent toujours pas si leur prochain président sera Joe Biden ou Donald Trump.
Au lendemain du scrutin, les Etats-Unis ne savent toujours pas si leur prochain président sera Joe Biden ou Donald Trump. — AFP
  • Ce mardi, les électeurs américains étaient appelés aux urnes pour élire leur prochain président.
  • Ils avaient également la possibilité de voter par correspondance ces dernières semaines. La participation à ce scrutin semble être record, mais l’écart entre les candidats est plus serré que prévu.
  • Le nom du prochain président n’est donc toujours pas connu, ce qui n’a pas empêché Donald Trump de se proclamer prématurément vainqueur de l’élection. On fait le point avec Marie-Christine Bonzom, politologue spécialiste des Etats-Unis.

And the winner is… Eh bien on ne sait pas ! Au lendemain de la fermeture des bureaux de vote aux Etats-Unis, les Américains ignorent encore qui est leur nouveau président. Donald Trump a fait du Trump en revendiquant prématurément la victoire. Mais des millions de bulletins, en particulier ceux qui ont été envoyés par courrier ces dernières semaines, n’ont pas encore été dépouillés. Or, ces votes par anticipation seraient plutôt favorables à Joe Biden.

De quoi pousser l’actuel locataire de la Maison Blanche à réclamer l’arrêt du décompte de ces voix, et à envisager de saisir la Cour Suprême pour se prononcer sur la légitimité de ces votes. Bref, une sacrée pagaille qui pourrait durer plusieurs jours avant que l’on sache avec certitude qui est le nouveau président américain. « C’est du jamais vu dans l’histoire récente des Etats-Unis, indique Marie-Christine Bonzom, politologue spécialiste du pays, et qui a couvert en tant que journaliste plusieurs élections américaines. Et les deux candidats sont prêts à se lancer dans une longue bataille judiciaire s’il le faut pour le remporter ».

Nous sommes au lendemain du scrutin, pourquoi le nom du prochain président n’est-il toujours pas connu ? Quelles sont les difficultés particulières de ce scrutin ?

Le système électoral américain pose de nombreuses difficultés, on l’avait déjà vu en 2000 lors du scrutin opposant George W. Bush et Al Gore, où le décompte des voix dans l’Etat de Floride avait posé beaucoup de problèmes. Aujourd’hui, on revit ce scénario à la puissance 6, rapport au nombre d’Etats indécis dont on ignore encore le résultat final. Donc c’est une situation encore plus complexe qu’en 2000, on est en terre inconnue !

Les difficultés de ce scrutin tiennent au fait qu’il s’agit d’un Etat fédéral. C’est donc au niveau des Etats fédérés qu’est organisée l’élection, avec 51 élections locales : dans les 50 Etats du pays et à Washington DC. Et dans chacune de ces juridictions, ce sont les autorités locales, soit démocrates, soit républicaines, qui décident des règles du jeu, ce qui complique énormément les choses. Pour citer l’exemple de deux Etats qui sont en jeu et encore indécis à l’heure où nous parlons – la Pennsylvanie et la Caroline du Nord –, la Cour Suprême des Etats-Unis a été saisie par le camp républicain. L’affaire est passée par le système judiciaire de ces deux Etats, remontée à la Cour suprême de l’Etat de Pennsylvanie, et ensuite jusqu’à la Cour suprême des Etats-Unis, qui a renoncé à se prononcer sur le fond, mais a autorisé ces deux Etats à conserver les règlements électoraux qu’ils avaient édictés cette année, juste avant le scrutin. On a donc un imbroglio de mesures locales, notamment sur les modalités du vote par courrier, qui brouillent la lisibilité immédiate du résultat.

C’est précisément sur ce point que Donald Trump fonde sa stratégie pour remettre en cause la légitimité de ce vote par courrier, davantage plébiscité par les électeurs démocrates. Mais y a-t-il des éléments tangibles pour contester ces votes ?

Le scrutin américain est difficile à comprendre en France parce que la plupart de ces règles n’existent pas ici. Les Français ne peuvent pas voter par courrier depuis 1975, parce que ce vote a été considéré plus prompt aux fraudes et manipulations. Cela ne veut pas dire que c’est fréquent, mais c’est plus probable que lors d’un vote physique en bureau de vote et en présence d’assesseurs.

Et chaque Etat peut aménager les modalités de ce vote par courrier. La Pennsylvanie – démocrate – a décidé que les bulletins envoyés par courrier pourraient être dépouillés s’ils sont reçus jusqu’à 3 jours après le scrutin. Cet Etat a également assoupli la réglementation sur le comptage et l’authentification de ces bulletins par courrier. Ces éléments pourraient apporter de l’eau au moulin de Trump, qui conteste depuis plusieurs semaines et aujourd’hui encore la légitimité de ces votes par correspondance. Mais le vote par courrier est un droit accordé aux électeurs américains, il faut des éléments concrets pour le contester. Et rien n’indique à ce jour qu’il y ait eu des fraudes, comme l’affirme Trump.

N’est-ce pas un signal dangereux pour la démocratie américaine que Donald Trump se soit d’ores et déjà déclaré vainqueur alors que des millions de votes n’ont toujours pas été dépouillés ?

Traditionnellement, quand on suit une soirée électorale, les chiffres affichés par les chaînes de télévision sont déterminés par des sondeurs, qui font des projections. Par exemple, l’Etat du Texas est aujourd’hui attribué à Trump alors que le comptage des votes se poursuit toujours. Et en général, ces projections sont bonnes et au diapason de celles établies par les sondeurs de chaque candidat. Mais cela ne veut pas dire que le dépouillement est terminé : cela peut durer des heures, voire des jours et des semaines avec le décompte des votes par courrier.

Là, on est dans une situation où Donald Trump voit des projections qui montrent qu’il a créé la surprise dans certains Etats, par rapport aux sondages des derniers mois, qui donnaient Joe Biden largement vainqueur. C’est notamment le cas en Floride ou en Iowa, où Trump l’emporte de plus de 8 points sur Biden. Au lieu de faire une déclaration dans laquelle il dirait qu’il est bien placé, qu’il a de nouveau créé la surprise comme en 2016, et qu’il a confiance dans la victoire finale et va attendre que tous les votes par courrier soient dépouillés, là, Trump fait du Trump en proclamant déjà la victoire, contrairement à ce que lui conseillaient ses équipes. Qu’un président demande que le comptage des voix s’arrête et qu’il soit officiellement déclaré vainqueur parce qu’il semble à son sens qu’il est en bonne position de l’emporter au lendemain du scrutin est ahurissant et sans précédent. C’est du jamais vu dans l’histoire récente des Etats-Unis.

Et que se passera-t-il si l’un des deux est annoncé vainqueur aujourd’hui et que le résultat est démenti dans quelques jours, quand la totalité des bulletins de vote aura été dépouillée ?

Pour le moment, le décompte au collège électoral des grands électeurs est le suivant : celui qui est en tête c’est Joe Biden, de quelques sièges. Mais Donald Trump est bien placé et crée la surprise en Géorgie, dans le Wisconsin et le Michigan. Au final, c’est le candidat qui obtiendra le chiffre magique de 270 sièges au collège électoral qui l’emportera.

Il y a un suspense renforcé dans ce scrutin parce que Trump fait mieux que ce que les sondages prévoyaient : il est le président sortant et le vote pro-Trump est souvent sous-estimé par les instituts de sondage, on le voit encore aujourd’hui.

Sans vous prononcer, avez-vous un pronostic sur la date à laquelle le résultat final et incontestable sera connu ?

Tout va dépendre du dépouillement, mais aussi des recours formés par les camps de Trump et de Biden. D’un côté Donald Trump revendique la victoire, et de l’autre, Joe Biden rappelle qu’une élection n’est pas finie tant que tous les votes soient comptés, lui qui sait très bien que les électeurs démocrates plébiscitent massivement le vote par courrier. Chacun est prêt à se battre pour grappiller des voix. Donc cela va aussi dépendre du contentieux qui s’amorce. Les deux camps ont depuis des mois formé des armadas de juristes et d’avocats. Avant même le scrutin de ce mardi, plus de 300 recours administratifs et judiciaires ont été déposés, dont certains sont remontés à la Cour suprême.

En théorie, comme la Constitution le prévoit, il faut que les Etats aient fini de dépouiller leurs bulletins de vote et déclaré les résultats définitifs avant le 14 décembre, date à laquelle le collège électoral se réunit pour entériner le vote populaire et choisir le président.

Il serait bon pour la démocratie américaine que le résultat soit connu au plus tôt, faute de quoi la confiance des Américains dans le système politique et dans le système électoral ne fera que se dégrader. Mais il est possible que cela traîne en longueur en raison de la judiciarisation de cette élection.

En 2016, Hillary Clinton a perdu l’élection alors qu’elle avait plusieurs millions de voix d’avance au vote populaire. Et quatre ans plus tard, c’est toujours la pagaille. Les Américains ne sont-ils pas favorables à une réforme du système électoral ? A la fin du « winner take all » ? Et serait-ce seulement possible ?

Le système électoral, notamment le suffrage universel indirect, est prévu par la Constitution, il est quasiment impossible de le changer. Une réforme est possible, mais seulement aux entournures.

Il y a toutefois des appels à différentes réformes, notamment dans cette campagne 2020. Des voix démocrates, notamment Bernie Sanders, Elizabeth Warren ou encore Pete Buttigieg, qui ont prôné l’élimination du collège électoral pour passer à un scrutin universel direct. Ce à quoi Joe Biden ne s’est pas clairement montré favorable. Les Américains ont découvert les modalités de ce scrutin justement en 2016, quand Hillary Clinton a remporté le vote populaire mais perdu l’élection au collège électoral. Et cela fait débat.

En revanche, la règle du « winner takes all », selon laquelle le « ticket » président vice-président qui arrive en tête dans un Etat remporte la totalité des sièges au collège électoral, n’est pas inscrite dans la Constitution. Elle pourrait donc être modifiée s’il y avait consensus, mais ce n’est pas à l’ordre du jour.