Biélorussie : « Les femmes, souvent fortes, efficaces et compétentes, ont une importance réelle dans la société »

INTERVIEW « 20 Minutes » s’est entretenu avec Cécile Vaissié, professeure des universités et experte de l’espace post-soviétique

Propos recueillis par Jean-Loup Delmas
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Des femmes biélorusses manifestent
Des femmes biélorusses manifestent — VSPress/SIPA
  • Les mobilisations contre le pouvoir en place en Biélorussie sont constituées de nombreuses femmes, tout comme l’opposition politique.
  • Une présence loin d’être l’héritage d’une tradition historique ou politique du pays. Alors, d’où vient-elle ?
  • Cécile Vaissié, professeure des universités et experte de l’espace post-soviétique, analyse cette nouvelle composante biélorusse.

En Biélorussie, l’opposition ne faiblit pas pour contester la réélection du président Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis vingt-six ans, et qui a bénéficié d’un scrutin jugé truqué. Cette opposition voit une présence féminine massive, que ce soit dans les rangs des manifestant(e) s, mais aussi parmi les têtes d’affiche de la contestation. L’une d’elles, Maria Kolesnikova, a d’ailleurs été arrêtée ce lundi à la frontière ukrainienne.

Cécile Vaissié, professeure des universités et experte de l’espace post-soviétique, explique pour 20 Minutes cette dominance féminine.

En Biélorussie, les femmes sont très présentes dans les manifestations et comptent parmi les leaders de l’opposition. Comment l’expliquer ?

Il s’agit de phénomènes nouveaux et, en partie, différents : ils ne s’observaient pas il y a quelques mois, et la politique reste largement considérée comme une activité d’hommes. D’ailleurs, si un trio de femmes s’est constitué avant l’élection, c’est parce que des hommes dont elles étaient proches ont été arrêtés ou ont dû fuir le Bélarus pour ne pas être arrêtés. Ce trio se composait de Svetlana Tikhanovskaïa, qui a présenté sa candidature à la présidentielle après que son mari a été emprisonné, et qui a clairement dit vouloir, si elle était élue, organiser de nouvelles élections démocratiques (et non rester présidente), de Véronika Tsepkalo, épouse d’un candidat contraint à l’exil, et de Maria Kolesnikova, qui dirigeait l’équipe du candidat sans doute le plus sérieux face à Loukachenko : le banquier Victor Babariko, incarcéré en juin 2020.

Le plus significatif est que ce trio a réellement séduit la population, lassée par vingt-six ans de présidence ininterrompue de Loukachenko, par les difficultés économiques et la crise sanitaire. Voire, peut-être, par cette caricature de « virilisme » qu’incarnait Loukachenko. Ce trio de femmes, intelligentes, bienveillantes et mesurées, restait dans le cadre de certaines représentations de la féminité : de jolis vêtements aux couleurs du pays (blanc et rouge), des gestes d’apaisement (des « cœurs avec les doigts »…) et un discours calme, ferme et non-violent, autour du ralliement national et de la construction d’un pays démocratique et prospère que leurs enfants n’auraient pas envie ou besoin de fuir.

Ce succès a encouragé des manifestations féminines qui ont repris ces codes visuels, ce comportement et ces discours non-violents, d’autant que cette non-violence s’inscrit dans des caractéristiques nationales, du moins telles qu’elles sont perçues depuis la Russie ou l’Ukraine.

En outre, la féminisation des manifestations a été encouragée par des considérations pragmatiques : les forces de l’ordre se déchaînent de façon très violente et physique contre les hommes, mais hésitent à frapper des femmes, au moins publiquement. On a pu voir ces femmes faire barrage entre les forces de l’ordre et les manifestants masculins, voire arracher ces derniers des mains de ceux qui les arrêtaient, et organiser des manifestations de femmes. Ceci dit, nous avons aussi des témoignages terribles de jeunes femmes arrêtées et maltraitées en prison.

Peut-on parler d’une prédominance de femmes dans cette opposition politique ?

C’est ce que l’on observe actuellement et c’est une réalité, mais conjoncturelle. Loukachenko va sans doute « tomber », parce qu’il s’est ridiculisé jusqu’aux yeux des Russes et parce que le pays est dans une crise économique et financière sérieuse. Nous verrons alors qui le remplace, si la vie politique s’est réellement féminisée et si les femmes entendent continuer à jouer un rôle en politique, sans plus être nécessairement des « femmes de ».

Loukachenko menait-il une politique sexiste ?

Loukachenko était absolument sexiste, renvoyant les femmes du pays aux stéréotypes de beauté et de soumission. Rappelons que, pendant ce qui a tenu de campagne, il a suggéré d’inscrire dans la Constitution que ne pouvait devenir président du pays qu’une personne ayant fait son service militaire. Il a aussi déclaré que personne au Bélarus ne voterait pour une femme, que la société n’était pas prête à cela et qu’aucune femme ne pourrait tenir le choc à ce poste. Ces propos ont sans nul doute poussé des jeunes femmes à démontrer qu’elles avaient une conception différente de leur rôle dans la société.

Historiquement, quel est le poids des femmes dans la politique du pays ?

Il est inexistant, d’autant que Loukachenko est au pouvoir depuis 1994 et que le régime soviétique, en place jusqu’en 1991, ne laissait que très peu de place aux femmes dans la direction réelle du pays. En revanche, les femmes, souvent fortes, efficaces et compétentes, ont une importance réelle dans la société, même si elles ne revendiquent pas le pouvoir et semblent incarner une féminité discrète et plus stéréotypée qu’en Occident, y compris pour des raisons historiques. Il est, certes, difficile d’aborder ces questions en quelques mots sans rentrer dans les clichés, mais les femmes du Bélarus représentent incontestablement un capital de compétences et de sérieux pour ce pays.