Présidentielle américaine : Avec l'épidémie « une immense pagaille » s'annonce, selon Nicole Bacharan

INTERVIEW Alors que l’épidémie de Covid-19 redouble aux Etats-Unis, une campagne électorale présidentielle normale semble impossible en vue du 3 novembre

Lors d'un meeting en faveur de Donald Trump, fin juin, à Phoenix, en Arizona.
Lors d'un meeting en faveur de Donald Trump, fin juin, à Phoenix, en Arizona. — SAUL LOEB / AFP
  • La deuxième vague épidémique est encore plus forte que la première aux Etats-Unis, et la campagne présidentielle est reléguée au second plan de l’actualité.
  • D’après Nicole Bacharan, une campagne normale est impossible actuellement. Difficile d’imaginer la tenue dans leur format habituel, des traditionnelles conventions des deux partis, qui rassemblent des milliers de personnes dans d’immenses salles.
  • Dans la situation la pire, un report de l’élection n’est pas totalement inimaginable, même si cette option semble peu probable.

Ça n’a pas manqué : Donald Trump avait été critiqué pour avoir repris sa campagne pour la présidentielle américaine par un grand meeting dans une salle close à Tulsa, dans l’Oklahoma, ignorant les signaux d’alerte au sujet du regain de l’épidémie de coronavirus aux Etats-Unis. La foule avait beau être clairsemée, un peu plus de deux semaines plus tard, les autorités locales doivent constate une flambée de cas de Covid-19 dont il est « plus que probable » qu’elle soit liée à « plusieurs grands événements qui ont eu lieu voici un peu plus de deux semaines », le meeting n’étant pas le seul.

Mais, à désormais moins de quatre mois de l’élection présidentielle, dans un pays où la seconde vague est visiblement beaucoup plus forte que la première, comment faire campagne ? Comment, même, organiser une élection dans cette situation ? 20 Minutes a interrogé l’autrice de l’ouvrage Le monde selon Trump (Tallandier), l’historienne spécialiste des Etats-Unis, Nicole Bacharan.

Une campagne présidentielle peut-elle vraiment se dérouler dans ce contexte, quand on sait que, par exemple, les conventions des deux partis réunissent des milliers de personnes dans un lieu clos ?

C’est impossible, réellement impossible. Le prochain meeting de Donald Trump est prévu dans le New Hampshire, dans un lieu semi-ouvert, un très grand hangar aéronautique et le gouverneur de l’Etat, un républicain, a déjà dit qu’il n’y serait pas parce qu’il n’allait pas se placer au milieu d’une foule. Quand on en est là, ça veut dire que la campagne dans son mode traditionnel, avec des meetings et des grandes conventions, est impossible. Personne n’imagine que l’épidémie soit jugulée au mois d’août (les deux conventions du parti démocrate et du parti républicain doivent avoir lieu fin août). La campagne a lieu, de facto, mais elle ne peut pas se dérouler du tout de la manière traditionnelle, même si Donald Trump veut s’y accrocher.

Joe Biden, le candidat démocrate, a déjà annoncé qu’il ne ferait pas de meeting. Quelle campagne peut-il mener ?

Il fait beaucoup de choses en ligne, il fait des petits événements qui peuvent être repris par les médias et les réseaux sociaux. Pendant des mois, au plus fort du confinement, on avait le sentiment qu’il était absent, ce n’est plus le cas maintenant. En fait, sa campagne en ligne a l’air de prendre. C’est-à-dire que c’est devenu intéressant, cool d’après certains. D’autres encore y voient des avantages : on a plus l’occasion de s’exprimer, on est plus en contact, on voit les gens de plus près… Biden est en train d’inventer, autant que faire se peut, une campagne à distance.

Les chiffres de l’épidémie aux Etats-Unis sont catastrophiques et on ne voit pas venir encore de palier ou de ralentissement. Dans le pire des cas, est-ce imaginable, ne serait-ce que légalement, que l’élection, prévue le 3 novembre, soit reportée ?

Je pense que c’est imaginable. Ce n’est néanmoins pas une option retenue par personne à l’heure actuelle. Dans la constitution, une seule date est inscrite : c’est la date du 20 janvier. Le mandat du président se termine tous les quatre ans le 20 janvier à midi (le 21 janvier si le 20 janvier est un dimanche). Là-dessus, je ne vois pas très bien comment on pourrait obtenir une modification. Par contre, la date de l’élection, le premier mardi qui suit le premier lundi de novembre, n’est fixée que par des lois électorales adoptées par le Congrès. On peut donc imaginer, exceptionnellement, qu’il change la date. Ce qui n’est pas envisageable d’après les constitutionnalises américains que j’ai consultés c’est qu’on reporte sans fixer une nouvelle date.

Ce n’est pas totalement inenvisageable, mais la marge est faible…

La marge est vraiment faible jusqu’au 20 janvier. Et suspendre cette date du 20 janvier… Je ne veux pas dire que c’est impossible, mais quelle démarche faudrait-il adopter pour le faire légalement ? Etat d’urgence, crise dramatique, pouvoirs d’exception… ? Ça semble très compliqué. Il faut savoir que les élections n’ont jamais été reportées, même pendant la guerre de Sécession, la crise la plus grave que le pays n’a jamais connue, même pendant les deux guerres mondiales. Après le 11 septembre 2001, on avait envisagé de devoir reporter les élections de mi-mandat de 2002, mais ça n’a pas été le cas.

Quelles options s’offrent aux autorités pour essayer de voter en sécurité le 3 novembre ?

Il y a toute une bataille autour du vote par correspondance, qui semblerait la solution raisonnable. Mais le président n’en veut pas.

Ce n’est pourtant pas du tout nouveau le vote par correspondance aux Etats-Unis…

Il y a même des Etats, pas beaucoup, où on ne vote que par correspondance (Colorado, Oregon, Utah, Hawaï et Washington) ! Le vote par correspondance est beaucoup plus facile aux Etats-Unis qu’en France, car on ne demande pas de justification particulière, il suffit de demander à voter par correspondance. Mais à la Maison-Blanche, il semble que ce soit vu comme un risque que de nombreuses personnes qui ne votent pas d’habitude le fassent, parce que ce serait plus facile. Ils pensent évidemment aux minorités. Chez ces dernières, comme chez les plus pauvres, on n’a parfois pas grand-chose pour prouver son identité et ils ont très peur de se retrouver face à des contrôles où leur situation pourrait paraître suspecte. Ça éloigne, physiquement, des gens des urnes. Ces obstacles disparaîtraient avec le vote par correspondance : les contrôles sont faits à distance et sont moins inquiétants. La Maison-Blanche ne veut donc pas du vote par correspondance généralisé, de toute façon ça dépend surtout des Etats.

A ce sujet, le 3 novembre il n’y a pas que la présidentielle, ni même que les élections législatives nationales, il y a des tas d’élections locales, régis par les lois des Etats. On pourrait se retrouver dans une pagaille avec des élections reportées dans certains Etats mais pas dans d’autres ?

Oui : ce qui s’annonce, c’est une immense pagaille. Si on prend le cas le plus probable, un maintien des élections le 3 novembre, dans la situation que l’on connaît, on peut imaginer, parmi beaucoup de scénarios, qu’on n’ait pas le résultat le 3 novembre. Et quand on voit l’attitude de Donald Trump, son extrême difficulté à accepter une éventuelle défaite… On ne va pas vers quelque chose de facile. Ce qui me bouleverse le plus c’est qu’on voit que les Etats-Unis sont en train de se décomposer aujourd’hui : la santé, l’économie, la présidence… Et là en plus, ils n’arriveraient pas à organiser l’événement fondateur de la démocratie : une élection équitable, fiable, dont les résultats ne soient pas contestables. En fait, on risque d’avoir plus une élection contestée que retardée.