Coronavirus : « Les bolsonaristes ont fait du Covid une "petite grippe" », l’inquiétude des Brésiliens face à la gestion de la pandémie

EPIDEMIE Alors que la pandémie fait des ravages au Brésil, « 20 Minutes » a interviewé trois personnes qui vivent cette crise sanitaire et politique depuis les Etats de Rio et de São Paulo

Oihana Gabriel
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Des masques en tissu sèches dans une rue de Sao Paulo.
Des masques en tissu sèches dans une rue de Sao Paulo. — Cris Faga/SIPA
  • Le Brésil commence à se déconfiner, même si son confinement était inégal sur le territoire, pas toujours respecté et pas sanctionné.
  • Le pays, qui compte 210 millions d’habitants, a enregistré 38.700 morts et 747.561 car, un nombre que certains spécialistes considèrent comme largement sous-évalué, faute de tests en nombre suffisant.
  • Alors que l’épidémie ne semble pas ralentir, voire s’accélère dans des Etats, les réouvertures de plages, bars, églises inquiètent certains Brésiliens.

On savait le Brésil polarisé, avec une population divisée par les inégalités et, depuis janvier 2019, par un président. Jair Bolsonaro, adoré par 30 % de la population, honni par une autre partie. Mais l’épidémie de coronavirus, crise sanitaire débouchant sur une crise économique et politique, semble souligner encore un peu plus les oppositions.

Alors que l’Europe paraît sortir la tête de l’eau, l’Amérique latine est entrée dans le tourbillon Covid, et en particulier le Brésil. Un pays où l’actualité, la  valse des ministres, la  désinformation étatique, les manifestations pro-Bolsonaro et anti-Bolsonaro le week-end dernier, laissent à penser que le pays serait à un tournant. Une situation sanitaire, sociale et politique difficile à cerner depuis la France.

Un confinement plus ou moins respecté

« Il existe plusieurs malentendus avec la France, introduit Christian Pouillaude, blogueur et retraité français résident à Rio. Contrairement à ce qu’on peut imaginer, la riposte sanitaire a été bien menée et précoce. Début mars, le ministère de la Santé a organisé un plan de lutte contre la pandémie. Avec une dimension importante : c’est un pays fédéral, donc les décisions se prennent à l’échelle des Etats. Et l’OMS sert de phare. Le 17 mars, le confinement a commencé à São Paulo et Rio. Le masque était obligatoire à Rio avant la France ! Parallèlement, Bolsonaro sortait ses inepties. Mais dans les faits, il laissait faire son ministre. » Depuis, deux ministres ont été remerciés, notamment pour leur opposition à la chloroquine, médicament aussi prisé par Bolsonaro que par Trump. Et deux militaires sont aujourd'hui à la tête du ministère pour gérer la pandémie. 

Certains maires et gouverneurs d’Etats se sont opposés à Bolsonaro et ont imposé certaines restrictions. Mais jamais de sanction. Ce double, voire triple discours (maire vs gouverneur vs président), a accentué la confusion. Julia Otero, 35 ans, devait rentrer à Paris, où elle habite, après un séjour à Niterói, sa ville natale dans l’Etat de Rio, pour aider sa mère. Mais son vol retour du 20 mars a été annulé. Elle est donc restée Brésilienne pendant cette période compliquée. « Même si les médias grand public ont fait connaître l’importance du confinement et du port d’un masque, de nombreuses personnes, en particulier les partisans du président, ont ignoré les règles, souligne-t-elle. Les fake news jouent également un grand rôle dans la désinformation : les bolsonaristes ont fait du Covid une "petite grippe" et ont fait croire qu’elle avait été propagée par les médias traditionnels, vendus aux pays communistes, pour implanter une dictature communiste et détruire les "bons" pays comme le Brésil et les Etats-Unis. »

Un système D propre au Brésil

En plus du flou artistique promu par un pouvoir plus friand d’affirmations infondées que de faits scientifiques, le temps ne fait rien à l’affaire, car respecter la distanciation sociale pendant douze semaines semble long, ici comme ailleurs. « Peut-être que le confinement a été décidé trop tôt, suggère Christian Pouillaude, également blogueur pour Courrier international. Les premières semaines, les gens étaient disciplinés. Au bout de trois semaines, ça commençait à partir dans tous les sens… » « L’isolement social n’a jamais dépassé les 60 % de la population à São Paulo, explique Augusta Lunardi, journaliste brésilienne qui suit la crise du coronavirus pour la télévision depuis São Paulo. Aujourd’hui, seulement 47 % des habitants sont confinés, alors que l’idéal serait 70 % selon le gouverneur. »

La décision de rester chez soi est un peu laissée au bon vouloir de chacun. Un système D courant au Brésil, mais qui se heurte dans ce contexte à l’individualisme et aux inégalités sociales. « Environ 60 millions de personnes vivent du système informel ou de petites entreprises, on n’est pas dans un pays de salariés », rappelle Christian Pouillaude. Selon le quartier donc, le confinement ne prenait pas la même forme. « Dans les beaux quartiers, il est globalement respecté, reprend-il. Certaines favelas sont tenues par les trafiquants de drogue qui veulent de l’ordre, qui imposent un couvre-feu, d’autres sont aux mains de milices qui vivent du racket et qui empêchent le confinement. » Pour ne pas laisser ces millions de Brésiliens s’enfoncer dans la pauvreté, le gouvernement a voté une aide exceptionnelle de 600 reais (107 euros) par mois pendant trois mois. Un coup de pouce qui se terminera fin juillet. Si bien que l’urgence de rouvrir les commerces se fait de plus en plus pressante.

Inquiétudes et soulagement face au déconfinement

Depuis quelques jours, l’heure semble au déconfinement. Samedi dernier, le gouverneur de Rio de Janeiro a annoncé l’assouplissement des mesures de confinement avec la réouverture partielle des bars, restaurants, centres commerciaux… Décision bloquée lundi par la justice... et débloquée mardi soir. Difficile de suivre pour les habitants. A Sao Paulo, l’État le plus peuplé et principal foyer de contamination, les commerces ont rouvert début juin. Les églises aussi. Des décisions inquiétantes alors que le géant sud-américain est le deuxième pays au monde en nombre de contaminations, et le troisième le plus endeuillé.

« La majorité de la population est effrayée : les hôpitaux sont remplis, les cimetières au bord de la saturation, analyse Augusta Lunardi. Je pensais qu’on allait instaurer le lockdown strict à São Paulo, mais c’est l’effet inverse qu’on constate. Même dans des Etats très touchés par le coronavirus, le confinement est en train de se flexibiliser. »

Une manifestation contre la politique de Bolsonaro face au coronavirus le 8 juin 2020.
Une manifestation contre la politique de Bolsonaro face au coronavirus le 8 juin 2020. - AFP

Si Bolsonaro nie toujours la mortalité élevée de cette pandémie, une étude de l’université de Washington prévoit 125.000 décès d’ici à août. « Les médecins, les scientifiques disent qu’on va trop vite, regrette Christian Pouillaude. Au mieux, on est arrivé au plateau, mais pas encore dans la phase de descente. » Lui ne croit ni au scénario catastrophe, ni à la version optimiste. « Le nombre de morts à Rio est stabilisé depuis dix jours, avance-t-il. Mais le nombre de nouveaux infectés continue à être important. Cela risque d’être long sur l’ensemble du Brésil, car il y a un décalage entre certaines régions où la vague est stabilisée et d’autres où elle arrive. »


« Je crois que nous sommes au début du cauchemar, appréhende Julia Otero. Jusqu’à présent, cinq personnes que je connais et un de mes cousins ​​sont morts à cause du Covid. Ma mère et moi nous sentons impuissantes. Ce n’est certainement pas le bon moment pour déconfiner. C’est du suicide. Cela mettra en danger l’ensemble de la population et en particulier les populations les plus pauvres, les réserves autochtones et les groupes à risques. Car les élites continueront à vivre dans leurs demeures confortables et à travailler à domicile. » Quand d’autres doivent retrouver bus bondés, longs trajets et commerces exigus pour survivre. Et pour qui déconfinement rime avec soulagement. Et Augusta Lunardi de conclure : « Beaucoup de gens disent "on préfère crever du coronavirus que de faim". »