Mort de George Floyd : Comment et pourquoi des personnes noires vivent-elles un « deuil par transfert » ?

RACISME De nombreuses personnes noires ressentent un deuil très personnel pour George Floyd, même s’il s’agissait d’un inconnu pour eux

Jean-Loup Delmas
Les personnes noires ont été personnellement émues par la mort de George Floyd
Les personnes noires ont été personnellement émues par la mort de George Floyd — Eric Gay/AP/SIPA
  • La mort de George Floyd a ému personnellement de nombreuses personnes noires, qui pourtant ne le connaissaient pas.
  • Violence symbolique, réaction traumatique, transposition de sa situation à celle de George Floyd, le phénomène trouve bien des explications.

A 28 ans, Dimitri n’a jamais mis un pied aux Etats-Unis. A vrai dire, il n’a jamais quitté la France, et ne connaissait pas George Floyd. Pourtant, depuis la mort tragique de ce dernier, les larmes montent chaque jour et sa gorge ne cesse de se serrer. « C’est étrange à dire, mais je le vis comme un deuil personnel, un deuil par transfert, qui m’affecte alors je ne le connaissais pas. Pas juste qu’on a la même couleur de peau. Mais on aurait pu avoir le même destin. Mourir de racisme, c’est notre crainte à tous. Alors quand une de ces morts est médiatisée, on la vit pour nous », déglutit-il.

Comme lui, de nombreuses personnes noires se sont exprimées, notamment sur les réseaux sociaux, pour témoigner leur mal-être et leurs vives émotions après la mort d’une personne pourtant inconnue à leurs yeux.


Des douleurs qui n’étonnent nullement Sarah Kouaka, rédactrice en cheffe de Nofi, média dédié à l’actualité Afro-Caribéenne : « On partage une histoire commune de la discrimination. Quand les personnes racisées voient George Floyd, on ne peut s’empêcher de se voir nous, mais aussi de voir toutes les autres victimes du racisme avant lui, et de se dire que ça fait bien trop longtemps que ça dure, ce qui accroît l’émotion. »

Entre Amérique et France, la même crainte, mais pas le même champ d’expression

Qu’importe si le drame intervient de l’autre côté de l’Atlantique, cela n’empêche nullement de le vivre personnellement. Au contraire même. « Cela ouvre un créneau, une catharsis pour les racisées des autres pays, qui n’ont pas d’espace dans leurs pays pour l’exprimer, où l’on nie ou atténue le sentiment de racisme vécu », appuie Sarah Kouaka. La médiatisation plus importante des actes racistes se déroulant aux Etats-Unis permet donc « l’ouverture d’un sentiment mondialement reçu et trop souvent mis de côté par les sociétés. »


Car de toute manière, pas besoin d’un billet pour New York pour se sentir concerné par la peur de la mort et des bavures policières lorsque l’on est une personne racisée. Sarah Kouaka cite en premier lieu l’affaire Adama Traoré, comme elle pourrait en évoquer « tant d’autres » en France : « On a tous un frère, un cousin, un mari dont on sait qu’il peut ne pas rentrer chez lui un soir après une rencontre avec les forces de l’ordre. L’histoire de George Floyd est dramatique, mais elle est aussi malheureusement classique. »

« On porte tous des traumatismes à travers les siècles »

Ce chagrin n’entre pas uniquement en résonance avec la période actuelle. « L’histoire de l’esclavage et de la discrimination est inscrite dans notre chair, on porte tous des traumatismes à travers les siècles. Des scènes comme celles de George Floyd font ressurgir et exacerbe ce sentiment traumatique », avance Sarah Kouaka. « Sans doute les Juifs vivent pareil avec la Shoah, par exemple », tente de transposer Dimitri, qui reconnaît que chaque cas de racisme personnel réveille le sentiment d’une perte collective.

La psychologue Guilaine Kinouani s’est notamment penchée sur l’étude des traumatismes raciaux et sur l’impact de ce genre de violences policières sur la santé mentale des personnes noires. Le deuil collectif n’en serait que l’une des formes, au côté de la détresse, du désespoir et de « divers signes de traumatismes tels que les cauchemars, la dépression et l’hyper-vigilance, relativement courants. »

Cicatrice impossible, pudeur inconnue

La psychologue refuse par contre le terme catharsis. « Au contraire, il s’agit de la réouverture de plaies à peine cicatrisées, en partie due à l’héritage psychique du colonialisme et de l’esclavage. » Des blessures « pas autorisées à cicatriser dans des structures violentes et racistes ne laissant pas l’occasion de faire le deuil. Et si le deuil ne peut jamais être complet, la guérison ne sera que partielle, et c’est pourquoi un événement comme le meurtre de George Floyd peut être extrêmement pénible. Les personnes sont essentiellement retraumatisées. Des générations de souffrance s’activent. »

Si l’extériorisation des sentiments et de la parole peut sembler une bonne chose, Sarah Kouaka invite à se méfier des émotions trop chocs. Elle cite en exemple les campagnes phares, dans les années 1990, de l’Unicef sur la malnutrition, figurant certains enfants d’Afrique. Campagnes qui, « à force de nous montrer des images choquantes, les ont banalisés. Il faut être vigilant à ce que la même chose n’arrive pas ici et qu’on finisse par enjamber le cadavre d’un noir sans aucune émotion. » Cette imagerie « très crue, à nu, là où on prendrait beaucoup plus de pudeur pour une personne blanche », en plus de déshumaniser et d’être une violence supplémentaire pour les personnes concernées, doit selon elle être aussi dénoncée. Il faut demander simplement de la pudeur et du respect « comme on en ferait pour toute autre personne.»

Car si le deuil est collectif, la lutte l’est aussi. Et pour Sarah Kouaka, « passé le temps de l’émotion épidermique, il va falloir travailler pour que cette émotion soit utile et mène à des avancées concrètes. »