Manifestations au Chili : « Nous voulons du changement, nous voulons entrer dans l’histoire »
REPORTAGE Plus d’une semaine après les premières étincelles et deux jours après des manifestations monstres, le président chilien Sebastián Piñera tente de reprendre le contrôle de la situation, en vain pour l’instant
- Confronté depuis le 18 octobre à une mobilisation historique de la population pour une société moins inégalitaire, le président chilien Sebastian Pinera, a annoncé samedi un profond remaniement de son gouvernement et une probable levée rapide de l’état d’urgence.
- Des annonces qui n’ont pas suffi à calmer la colère des manifestants qui sont nombreux à réclamer sa démission : « Nous voulons du changement, nous voulons entrer dans l’histoire », résume Javiera, étudiante en psychologie de 22 ans, interviewée samedi par nos envoyés spéciaux.à Santiago.
Cette fois, ils ont défilé à vélo. Plusieurs milliers de cyclistes chiliens ont convergé ce dimanche, en rangs serrés, vers la Plaza Italia de Santiago, devenue depuis le 18 octobre le point de ralliement des manifestants hostiles à Sebastian Piñera. Les annonces du président, qui a promis la veille n’ont convaincu personne dans la foule, déjà compacte en milieu de journée. « On veut qu’il parte, lui, avec ses ministres », jure Gualdo, sa fille de trois ans sur les épaules.
Le président de droite concentre les critiques, moins de deux ans après son élection avec un score sans appel (54,58 %). Un spectaculaire retournement de situation pour l’homme d’affaires, qui n’en finit plus de vaciller depuis l’éclosion du mouvement déclenché à l’origine par une hausse des tarifs du métro de Santiago.
Piñera tente un virage social
Après avoir décrété l’état d’urgence, instauré un couvre-feu dans les grandes villes et parlé de « guerre », le milliardaire a bien tenté d’amorcer un virage social en annonçant par exemple une revalorisation du minimum vieillesse. Celui que les frondeurs accusent d’avoir le sang de 19 manifestants sur les mains a aussi adopté un ton plus conciliant, demande « pardon » et assuré que le message était passé. « Le Chili est différent de celui qu’il était il y a une semaine », a-t-il dit samedi dans une allocution retransmise depuis la Moneda, le palais présidentiel.
Une mue soudaine qui n’a eu pour l’heure aucun effet sur la détermination des manifestants. Ils étaient environ un million vendredi sur la plaza Italia dans toutes les rues alentour, dans un retentissant carillon de casseroles. Une foule compacte sans équivalent au Chili, un pays de 18 millions d’habitants, depuis la fin de la dictature d’Augusto Pinochet, en 1990. Des scènes similaires se sont déroulées dans toutes les autres grandes villes, notamment à Viña del Mar, Antofagasta ou Valparaiso le long de la côte Pacifique. Et l’annonce du remaniement, samedi, n’a pas dissuadé certains de descendre à nouveau dans la rue à Santiago à la nuit tombée, casserole à la main.
La détermination de la rue reste intacte
« Nous voulons du changement, nous voulons entrer dans l’histoire », résumait samedi après-midi Javiera, étudiante en psychologie de 22 ans. Car, au-delà du cas Piñera, c’est un malaise profond qui s’exprime, provoqué par les inégalités endémiques, elles-mêmes dues aux politiques libérales des gouvernements successifs. « On paie chaque mois pour la retraite et le moment venu, on n’a même pas de quoi payer le loyer », fustigeait la jeune femme rencontrée à Santiago.
Mauricio ne connaît pas les fins de mois difficiles grâce à son confortable salaire d’ingénieur – l’équivalent de 3.700 euros par mois. Mais il craint de tomber dans la grande pauvreté le jour où sa santé flanchera, faute de couverture sociale universelle. « Le marché décide de tout ici », déplorait-il samedi dans les rues de la capitale chilienne. A tel point que, selon lui, la vie quotidienne n’a pas tant changé depuis la fin des années Pinochet.
La mobilisation émaillée de heurts
Lui, comme les autres vétérans présents dans les cortèges, ne se souvient pas avoir vécu pareille communion depuis 1990. Les manifestations ne sont toutefois pas allées sans heurts. Celles de vendredi à Valparaiso ont viré au face-à-face nerveux de plusieurs heures entre forces de l’ordre et manifestants, avec échange de projectiles et de gaz lacrymogène. Samedi, à Santiago, les autorités ont également fait usage de canons à eau et de gaz lacrymogène pour disperser les quelques milliers de manifestants venus crier leurs mots d’ordre devant la Moneda.
La crise fait aussi le bonheur de pillards, qui ont vandalisé et brûlé des dizaines de commerces à Santiago et dans plusieurs villes de province. A Valparaiso, on ne compte plus les propriétaires de magasins qui ont griffonné sur leur devanture des messages implorant les bandes de les épargner. « On parle là de la mise à sac de quelques supermarchés, relativise Julio, 54 ans. Mais les politiciens mettent le pays à sac depuis 40 ans. »