Crash d'Ethiopian: Accusé d'avoir mal conçu son système anti-décrochage, Boeing joue très gros

ETATS-UNIS Après deux crashs présentant des similitudes, et alors que ses 737 Max sont cloués au sol, l'avionneur américain promet des changements mais aura fort à faire pour rassurer

Philippe Berry
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Un avion 737 Max de Boeing (illustration).
Un avion 737 Max de Boeing (illustration). — BOEING

Un capteur donnant une mesure erronée de l’inclinaison de l’avion. Un système anti-décrochage qui envoie automatiquement l’appareil en piqué pour compenser. Des pilotes mal entraînés qui se battent jusqu’à la dernière seconde avec un avion qu’ils n’arrivent plus à contrôler manuellement. Et deux terribles accidents en cinq mois qui ont fait 346 victimes.

Jeudi, le rapport préliminaire publié par les autorités éthiopiennes sur le crash du Boeing 737 Max d'Ethiopian Airlines a révélé des similitudes troublantes avec celui de Lion Air. Les éléments en cabine semblent dédouaner les deux pilotes, qui ont suivi les procédures d’urgence recommandées par Boeing, selon les autorités. L’avionneur américain a pris acte et promis que des modifications à venir permettraient d’éviter que ce scénario se reproduise. Alors que son avion star est cloué au sol, Boeing joue très gros : la famille du 737 Max représente 85 % de son carnet de commandes (5.012 sur 5.900 avions commerciaux commandés). Vendredi, l’avionneur a d’ailleurs annoncé une baisse de production de 20 % du 737 Max. Retour sur une affaire qui pourrait virer au fisaco industriel.

Concurrence féroce avec Airbus

Tout remonte à 2011. Selon le récit du New York Times, la compagnie American Airlines s’apprête à lâcher Boeing et à commander plusieurs centaines d’appareils à Airbus. La raison : le nouvel A320neo consomme moins de carburant que 737 de Boeing, l’avion le plus vendu du monde depuis les années 70. Boeing planche sur son successeur mais ce dernier ne serait sans doute pas prêt avant la fin de la décennie. L’Américain décide donc d’imiter le constructeur européen et de « remotoriser » son 737 avec des moteurs plus gros et plus économes.

Une solution logicielle à un problème aérodynamique

Les moteurs, plus gros, doivent être déplacés plus en avant sous les ailes. Cela change l’équilibre aérodynamique de l’appareil, qui a tendance à se cabrer avec la poussée dans certains scénarios, ce qui peut conduire à un décrochage par manque de portance. Pour compenser, Boeing met au point une solution logicielle : le système MCAS (Maneuvering Characteristics Augmentation System) est chargé de modifier automatiquement la position des ailerons de la queue (compensateur) pour faire piquer l’avion du nez.

Illustration du fonctionnement du système anti-décrochage (MCAS) du Boeing 737 Max.
Illustration du fonctionnement du système anti-décrochage (MCAS) du Boeing 737 Max. - AFP

Un système automatique basé sur une seule mesure

Deux petites girouettes sont placées sur le nez de l’appareil, et mesurent « l’angle d’attaque » (l’incidence), qui conduit à un décrochage quand il est trop élevé. Avec deux sondes, quand les mesures divergent, il est impossible de savoir laquelle a tort (c’est pour cette raison que l’A320neo en a trois). Le MCAS s’active donc dès qu’une sonde envoie une mesure inquiétante.

Le capteur d'angle d'attaque sur un Boeing 737 Max (en bas à droite).
Le capteur d'angle d'attaque sur un Boeing 737 Max (en bas à droite). - STEPHEN BRASHEAR/AFP

« Je ne m’explique pas comment le MCAS a été déployé sans tester son comportement en cas de données erronées, qui peuvent conduire à des commandes automatiques infinies de compensation », s’étonne le consultant Peter Lemme, qui a travaillé 16 ans chez Boeing comme ingénieur avionique. Certains accusent le constructeur d’avoir ainsi créé un « point unique de défaillance », alors que l’aéronautique multiplie les redondances pour les composants critiques. Mais Boeing a un point de vue différent, car un pilote peut simplement désactiver le MCAS en cas de souci. En théorie.

Des pilotes mal entraînés

Boeing a effectué le moins de modifications possible sur le 737 Max pour que les pilotes certifiés sur le 737 puissent passer sur son petit frère sans avoir besoin de suivre une longue formation coûteuse. Un pilote américain a raconté anonymement la procédure au site Quartz : il a suivi un tutoriel vidéo de deux heures. Selon lui, le MCAS n’était mentionné à aucun moment avant le crash de Lion Air. Selon les enregistrements dans la cabine, il semble que les pilotes de la compagnie indonésienne n’aient pas été au courant de l’existence de ce système. Après ce crash, Boeing a modifié la formation. Les pilotes d’Ethiopian Airlines, eux, ont suivi les procédures d’urgence préconisée par le constructeur, selon les autorités. Le rapport ne précise pas s’ils n’ont pas réussi à désactiver le MCAS, ou s’il est réenclenché automatiquement, précipitant l’avion vers le sol à près de 1.000 km/h.

La FAA critiquée

Les enquêtes officielles et des fuites dans les médias ont montré des dysfonctionnements dans la certification du 737 Max en raison de la relation étroite entre Boeing et de l’autorité de régulation de l’aviation civile (FAA). Alors que Boeing était engagé dans une course contre la montre face à Airbus, la FAA a délégué une partie de son travail de certification au constructeur. Devant le Congrès, le patron de la FAA a reconnu ce point mais il l’a assuré : « Nous n’autorisons pas l’auto-certification. » Après avoir initialement résisté, l’agence a finalement ordonné que tous les 737 Max soient cloués au sol. Et alors que Boeing lui a présenté ses modifications, la FAA lui a ordonné de devoir sa copie début avril.

Des modifications attendues

Boeing a déjà annoncé plusieurs modifications de son système MCAS :

  • il se basera sur les mesures des deux sondes pour s’activer
  • le nombre de corrections automatiques sera limité
  • les pilotes pourront plus facilement passer outre manuellement
  • un témoin lumineux indiquant un problème avec l’angle d’attaque sera disponible en série (il s’agissait jusque-là d’une option payante)
  • la formation des pilotes sera revue

Vendredi, Boeing a juré qu’il prendrait « toutes les mesures supplémentaires nécessaires » et annoncé qu’il allait réexaminer les procédés de conception et de développement de ses avions. La sécurité de centaines de millions de passagers en dépend.