Pourquoi, 100 ans après, la Turquie refuse-t-elle toujours de reconnaître le génocide arménien?
DECRYPTAGE Après l’utilisation dimanche par le pape François du terme de «génocide», la réaction turque ne s’est pas faite attendre...
Ce vendredi, l'Arménie commémore les 100 ans des massacres ayant coûté la vie à 1,5 million de leurs ancêtres sous l'Empire ottoman. Mais la Turquie -héritière de l'Empire ottoman depuis 1923- rejette toujours le terme de génocide, et réagit toujours vivement envers tous ceux qui l'utilisent.
L'Autriche -dont le parlement a reconnu symboliquement mercredi le génocide, via une déclaration commune et en observant une minute de silence à la mémoire des victimes- mais aussi le Vatican -le pape François ayant utilisé il y a dix jours, pour la première fois officiellement, le terme de «génocide»- en ont récemment fait les frais. Pourquoi l’évocation de ce terme au sujet des massacres qui ont commencé le 24 avril 1915 provoque-t-elle toujours, 100 ans après, la fureur de la Turquie?
Le risque de «faire tomber des icônes»
«La première raison est liée aux fondations de l’Etat turc moderne, explique à 20 Minutes Michel Marian, maître de conférences à Sciences Po*. La république laïque fondée par Kemal en 1924 a repris en partie l’héritage du gouvernement Jeune-Turc, et embauché une grande partie de ses cadres. Or, beaucoup ont été “mouillés“ dans le génocide. Il n’y a pas de volonté de fouiller plus avant car il y a un risque de faire tomber des “icônes“», avance-t-il.
«Lors de la fondation de la Turquie contemporaine, on s’est débarrassé de la mosaïque confessionnelle -grecs, arméniens, et différents groupes religieux comme les Assyriens, les Chaldéens…- pour n’en faire que le pays des seuls Turcs», explique pour sa part Gérard Chaliand, géopoliticien spécialiste des conflits irréguliers**. Un nationalisme permettant d’intégrer les populations assez nouvelles, venues des Balkans et du Caucase pour peupler la nouvelle Turquie. Par ailleurs, il existe chez certains une crainte que la reconnaissance du génocide ne contraigne à des réparations envers les familles arméniennes spoliées il y a un siècle, ajoutent les spécialistes.
«Tout cela créé une base électorale nationaliste qui ne va pas dans le sens de l’avancée vers la reconnaissance du génocide», conclue Michel Marian. Pourtant, selon lui, «depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir, il y a une évolution. Bien sûr, le refus viscéral, presque réflexe, de la qualification de génocide perdure, mais il y a aussi d’autres éléments qui rompent avec la ligne antérieure».
«Stratégie de négation»
En 2014, le président Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, a ainsi présenté pour la première fois des condoléances aux Arméniens. «Il l’a fait le 23 avril, veille de la date de commémoration choisie par les Arméniens, ce qui semble être une reconnaissance de la légitimité de cette commémoration, donc de la gravité de ce qui s’est passé», note le spécialiste. Des «condoléances» réitérées lundi par le bureau de l'actuel Premier ministre, Ahmet Davutoglu. Pourtant, il ne s'agit pas de déclarations officielles mais seulement de communiqués, «ce qui ressemble un peu à un artifice politique», concède-t-il.
«Il a présenté ses condoléances certes mais pas expliqué comment il pouvait y avoir des victimes s’il n’y a pas eu de bourreaux», juge pour sa part Gérard Chaliand, pour qui cette déclaration n’est «pas une avancée, mais une continuation de la stratégie de négation». «La preuve, Erdogan a décidé que le 24 avril serait la commémoration de la bataille de Gallipoli -qui soit dit en passant a eu lieu le 25 avril 1915.»
Seule planche de salut pour le géopoliticien: la société civile. «Ces 15 dernières années, elle a bougé, des dizaines de milliers de gens ont admis que quelque chose de tragique s’était passé Les intellectuels, chercheurs et historiens turcs admettent aujourd’hui que les faits sont les faits, et pas qu’il s’agit de la “version arménienne de l’histoire“», souligne-t-il.
Une analyse que partage Michel Marian: «Au niveau international, il est clair que la Turquie a perdu la “bataille de la vérité“, le génocide ayant été prouvé. De plus, l’aile moderniste de la société commence à demander des comptes sur ce passé, et la société civile est bien le niveau où l’évolution est irréversible.»
*Auteur de Le génocide arménien, De la mémoire outragée à la mémoire partagée (éd Albin Michel).
**Auteur de Le crime de silence, Le génocide des Arméniens (éd. L’Archipel).