«Poutine a aujourd’hui plusieurs cartes dans sa manche pour diviser l’Europe»
INTERVIEW Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, en février) revient pour «20 Minutes» sur la stratégie parfois imprévisible du maître du Kremlin...
Difficile parfois pour les occidentaux de comprendre la stratégie de Vadimir Poutine. Agrégé et docteur en philosophie, Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, sorti en février) livre sa réflexion à 20 Minutes.
Un opposant russe tué à Moscou, un Poutine inflexible en Ukraine... Faut-il avoir peur de la Russie de Vladimir Poutine?
Il faut surtout tenter de comprendre la cohérence de la politique que Poutine met en place depuis 2012, année de son retour au Kremlin. Or, cette doctrine a de quoi interpeller l’Occident. Poutine tient en effet un discours anti-occidental de plus en plus virulent et décomplexé contre une Europe qu’il juge décadente, orpheline de grands idéaux, déliée de ses racines chrétiennes, sans leaders dignes de ce nom — faible donc. La meilleure des choses à faire pour détromper Vladimir Poutine serait de lui montrer que l’Europe demeure ferme et unie dans sa politique à l’égard du Kremlin, notamment vis-à-vis de l’annexion de la Crimée et de la guerre secrète menée par le Kremlin en Ukraine.
Pourquoi ce discours anti-occident depuis 2012?
Poutine a commencé à muscler son discours conservateur et anti-occidental dès 2004, après les révolutions en Géorgie ou en Ukraine et l’adhésion des Etats baltes à l’Otan. Autant d’éléments que Poutine a interprétés comme un complot de la CIA dirigé contre lui. En 2012, il revient à la présidence dans un contexte difficile, après des grandes manifestations contre le pouvoir. Il a perdu de sa popularité. Il décide donc d’«hystériser» son peuple grâce à un discours nationaliste qui ravive l’idée d’Empire. Le pouvoir russe vit en effet sur l’idée que la Russie est, naturellement, un empire dont les frontières «respirent». Cette idée vise à faire oublier aux Russes toutes les privations qui leur sont imposées à cause de la crise économique, sans parler de la corruption. Le discours du Kremlin, propagé par les médias officiels, affirme que la Russie est une forteresse assiégée. D’ailleurs, l’annexion de la Crimée a provoqué un réel sentiment de fierté nationale.
Selon vous, l'idéologie de Poutine repose sur trois piliers. Lesquels?
Il y a d’abord une doctrine conservatrice brandie contre le libéralisme politique occidental. Poutine rappelle sans cesse les valeurs de la chrétienté, de l’autorité, du patriotisme, de la famille traditionnelle contre ce qu’il juge être de la «propagande homosexuelle». La Russie veut être le phare du conservatisme en Europe. Cela fonctionne d’ailleurs plutôt bien: de plus en plus d’Européens sont séduits par ce discours. Il y a aussi l’idée de la «voie russe», qui consiste à affirmer que la Russie possède son chemin de développement spécifique — par la taille du pays, sa culture populaire ou encore sa tradition orthodoxe. Une voie qui ne doit pas être polluée par l’Occident et qui doit même assumer une certaine hostilité vis-à-vis des démocraties occidentales. Enfin, sa stratégie repose sur la notion d’Eurasie, l’idée selon laquelle la Russie doit se développer vers l’Asie davantage que vers l’Europe.
Existe-t-il un risque de dérapage incontrôlé?
On le voit avec les avions de guerre russes qui pénètrent dans l’espace aérien de l’Otan, la Russie joue de plus en plus ouvertement la provocation militaire. Qui aurait pu dire, il y a deux ans que des civils mourraient, victimes de la guerre, dans les villes d’Ukraine? Que la Russie annexerait une partie d’un pays voisin? Qu’un opposant de haut niveau serait assassiné à 200 mètres du Kremlin? Nous venons d’entrer dans une période où toutes les transgressions sont possibles.
Les pays baltes européens ont une forte communauté russophone. La Russie peut-elle tenter de déstabiliser l’UE?
Pour l’instant ce n’est pas le cas, mais Poutine pourrait s’appuyer sur les fortes communautés russophones en Lettonie et en Estonie pour créer des troubles. Il tente de nouer des liens privilégiés avec certains pays européens majoritairement orthodoxes, comme la Bulgarie ou la Grèce, ou encore flatter certains dirigeants conservateurs comme le Hongrois Viktor Orban. En résumé, il a aujourd’hui plusieurs cartes dans sa manche qu’il peut sortir à tout moment pour diviser l’Europe.
Toutefois, les sanctions internationales pèsent sur l’économie russe. Poutine peut-il tenir indéfiniment sur cette ligne?
Lors de son arrivée à la présidence en 2000, il avait implicitement promis la stabilité et la prospérité à son peuple contre un pouvoir absolu. Aujourd’hui, il ne peut plus promettre l’abondance. Il existe donc un risque de fuite en avant. Pour faire oublier son appauvrissement au peuple, il pourrait vouloir le lancer dans de nouvelles exaltations patriotiques. D’autant que les prochaines élections se tiennent dans trois ans et que Vladimir Poutine va devoir souder plus que jamais les Russes autour de lui.