Pourquoi la Turquie s’enflamme soudain

DECRYPTAGE Un projet d'aménagement urbain est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, dans un contexte de dérive autoritaire du pouvoir...

Faustine Vincent
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Un manifestant à Istanbul (Turquie), le 31 mai 2013.
Un manifestant à Istanbul (Turquie), le 31 mai 2013. — Mehmet Ali Poyraz/ZAMAN/SIPA

L’origine des manifestations qui secouent Istanbul et se sont propagées à d’autres villes peut paraître anecdotique: un projet d'aménagement urbain du centre de la métropole turque, qui prévoit la suppression d'un petit parc et de ses 600 arbres. Le projet a été mené sans concertation par la municipalité, tenue par le parti islamo-conservateur (Parti de la justice et du développement AKP), au pouvoir depuis 2002, et prévoit la construction d’un centre culturel ou commercial à la place. Dans un contexte de polarisation politique, de développement urbain anarchique et de dérive autoritaire du pouvoir, c’est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.

«La question du parc, secondaire, cristallise des mécontentements qui n’arrivent pas à s’exprimer, analyse Didier Billion, spécialiste de la Turquie et directeur adjoint de l’Iris. Les manifestants ne supportent plus l’autoritarisme croissant du pouvoir». Galvanisé par ses trois victoires consécutives aux élections législatives, avec un score record de 49,9% des voix lors du dernier scrutin en juin 2011, l’AKP du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan est «devenu arrogant et sourd aux critiques», affirme le chercheur.

Craintes d'une «islamisation» de la société

L’exaspération est d’autant plus grande que le gouvernement a multiplié les lois restreignant les libertés individuelles. Dernier exemple en date: l’interdiction, votée fin mai, de vendre de l’alcool entre 22h et 6h, ce qui avait déclenché la polémique et alimenté, par la même occasion, les craintes de l’opposition laïque sur une «islamisation» de la société.

Signe de cet autisme politique, le gouvernement a d’abord violemment réprimé les manifestations, pourtant pacifiques. Amnesty International a déploré dimanche deux morts et une centaine de blessés. Face au tollé, le Premier ministre a finalement lâché du lest et ordonné aux policiers de quitter la place Taksim, devenue l’emblème de la contestation à Istanbul. Une décision saluée comme une «victoire» par les manifestants et accueillie comme un signe positif par les observateurs.

«Dictateur démission!»

Face à l’un des plus grands mouvements de contestation auquel l’AKP est confronté depuis son arrivée au pouvoir il y a onze ans, Erdogan entendra-t-il le message? A Istanbul, des centaines de manifestants se sont dit prêts à poursuivre la confrontation avec le Premier ministre. De l'extrême gauche à la droite nationaliste, tout le spectre politique turc s'est rejoint samedi pour envahir la place Taksim et célébrer aux cris de «dictateur démission !»

Parler de «printemps turc» est pourtant hors de propos. «On entend cette expression ici ou là, mais c’est complètement absurde, souligne Didier Billion. Car la Turquie [Etat laïc] est un Etat de droit, avec des élections démocratiques, une diversité de la presse et une société civile bien présentes. C’est très différent des régimes dictatoriaux où a éclos le printemps arabe». «Ce n’est pas une crise de régime», renchérit Nilüfer Göle, directrice d'études à l’EHESS. D’autant que l’AKP, arrivé au pouvoir par les urnes, a une base électorale et sociale solide. «Ce qui est remis en question aujourd’hui, c’est le style de gouvernance, plus autoritaire», ajoute la chercheuse. Selon elle, le pays est à un «tournant»: «La voix de la société civile, dont le seuil de tolérance a été franchi, se fait entendre». Reste à l’écouter. Dans un discours prononcé dimanche, Erdogan a lancé, ironique: «S'ils appellent dictateur quelqu'un qui sert le peuple, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse?»