Pourquoi les journalistes femmes n’accèdent-elles pas aux postes de direction?

SEXISME Au « Parisien » et dans l'ensemble de la presse écrite, alors que la profession se féminise, les femmes en poste à la direction des titres sont très rares…

Anne Demoulin
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A la redaction du quotidien «Le Parisien / Aujourd'hui en France», 77 femmes protestent « contre l’absence de femmes à la direction du titre ».
A la redaction du quotidien «Le Parisien / Aujourd'hui en France», 77 femmes protestent « contre l’absence de femmes à la direction du titre ». — RILLON/NECO/SIPA

Soixante-dix-sept femmes journalistes du quotidien Le Parisien se sont portées candidates à un poste de rédactrice en chef « pour protester contre l’absence de femmes à la direction du titre », a expliqué dans un communiqué la Société des journalistes du quotidien ce jeudi.


« Nous soutenons pleinement l’initiative de nos 77 consœurs qui ont postulé à un poste de direction au sein de la rédaction en chef pour signifier l’importance d’ouvrir la porte de ces fonctions à des femmes », ont soutenu leurs confrères du journal.


Une initiative saluée également par 62 femmes journalistes de l’hebdomadaire L’Obs qui en ont profité pour dénoncer à leur tour l’inégalité entre les hommes et les femmes au sein de leur rédaction : « Nous déplorons collectivement ces inégalités et apportons tout notre soutien, en association avec de nombreux hommes de la rédaction qui ont manifesté leur solidarité, à nos consœurs du Parisien ». Alors que les femmes journalistes sont de plus en plus nombreuses dans les rédactions, pourquoi n’accèdent-elles pas aux postes de direction ?

La parité hommes/femmes quasiment atteinte dans la presse écrite

« Le Parisien aujourd’hui, c’est : cinq hommes à la tête de la rédaction en chef nationale, cinq hommes à la tête de la rédaction en chef des éditions départementales, deux hommes à la tête du Parisien Week-end. Un homme à la tête du supplément économie et des autres suppléments. Un grand chelem qui ne sonne pas vraiment comme une victoire de la modernité. Seule exception une femme dirige La Parisienne, dédiée aux femmes », détaillent les journalistes du quotidien. Un paradoxe, compte tenu de la féminisation de la profession.

En 1965, seulement 15,3 % des journalistes étaient des femmes. « La féminisation de la presse est un phénomène en cours depuis plusieurs décennies. Dans les écoles de journalisme, il y a désormais plus de filles que de garçons », explique Jean-Marie Charon, sociologue des médias.

En 2016, on comptait ainsi sur l’ensemble de la profession, 53,3 % d’hommes contre 46,7 % de femmes. Sur les 20539 journalistes de la presse écrite, on compte 10588 hommes contre 9951 femmes, soit 48,45 % de femmes contre 51,55 % de femmes. « Certains secteurs de la presse écrite se sont féminisés plus vite que d’autres, comme la presse magazine, grâce à la presse féminine. Le secteur particulièrement à la traîne est la presse régionale », détaille le sociologue.

La parité est donc quasiment atteinte dans le secteur de la presse écrite. C’est moins vrai dans les rédactions des agences de presse où travaillent 56,31 % d’hommes contre 43,68 % de femmes, dans médias radiophoniques qui emploient 56,75 % contre 43,25 % de femmes et à la télévision où exercent 58 % d’hommes contre 42 % de femmes.

Des femmes journalistes qui peinent à occuper des postes à responsabilité

« Il y a moins des femmes chef de service ou rédactrices en chef que d’hommes, et à la direction des titres, cela demeure une exception », détaille le sociologue. La situation du Parisien illustre ainsi parfaitement la situation générale de la presse écrite, où les femmes peinent à accéder aux postes à responsabilité.

« La presse n’est pas un cas spécifique. Comme dans beaucoup de milieux professionnels, les femmes journalistes subissent le plafond de verre. Il y a des femmes chefs de service, les femmes rédactrices en chef sont plus rares et celles à la direction de la rédaction, encore plus rares », résume Lauren Bastide, porte-parole de Prenons la une, collectif de femmes journalistes pour une juste représentation des femmes dans les médias et l’égalité professionnelle dans les rédactions.

« Lorsque j’ai mené mon enquête sur ce sujet dans les années 1990, les femmes journalistes avançaient l’argument de la grossesse comme une coupure dans l’évolution de leur carrière, le fait, que tant qu’elles étaient en âge de procréer, on avait peur de les faire monter en grade », se souvient le chercheur.

Des cheffes presque exclusivement dans la presse féminine

« J’ai été frappé lors de mon enquête par l’émotion forte suscitée par cette question, c’est un vrai sujet de frustration », note encore Jean-Marie Charon. « L’action coup de poing de nos consœurs du Parisien est un acte très fort, qui montre que la combativité est très forte chez les femmes journalistes », juge Lauren Bastide.

Les cheffes de la presse écrite dirigent des magazines féminins. « Les femmes cadres se retrouvent généralement dans la presse féminine », souligne le sociologue. « Au Parisien, la seule rédactrice en chef dirige le magazine La Parisienne. Cela rejoint une problématique particulière de la presse, l’idée que les femmes sont plus pertinentes sur certains sujets, certaines thématiques, celles qui sont censées concerner les femmes. Il y a un blocage psychologique à faire accéder les femmes à des fonctions d’encadrement dans certaines rubriques comme l’économie ou la politique », observe Lauren Bastide.

Les femmes sont les premières victimes de la précarisation de la profession

Autre inégalité du secteur, « la précarisation de la profession de journaliste concerne davantage les femmes que les hommes », note le sociologue. « 68 % des pigistes sont des femmes, cela ne favorise pas à la prise de responsabilité », résume Lauren Bastide, qui rappelle, dans le contexte des mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc que « cette précarité économique et cette infériorité hiérarchique favorise le viol et le harcèlement ».

La solution pour lutter contre ces inégalités ? « Il faut qu’il y ait une vraie politique menée en ce sens, une démarche volontariste, qui impose la parité des candidatures », estime Lauren Bastide. Une politique volontariste qui a fait ses preuves dans certaines rédactions. « A L’Equipe, journal sportif traditionnellement masculin, il y a une vraie politique en faveur de la diversification », rappelle le sociologue.

Les conséquences de l’absence de cheffes dans les rédactions

Les rédactions ont « tout à gagner et rien à perdre à jouer la “parité” ». La quasi-absence de femmes à la tête des titres de presse n’est pas sans conséquence. Selon un rapport publié mardi par la plateforme Pressedd, seules 16,9 % de femmes figurent parmi les 1 000 personnalités les plus médiatisées en 2017. Les femmes expertes sont encore cruellement sous représentées dans les médias, d’où « l’importance de la pluralité des regards », comme le souligne Lauren Bastide, dans les rédactions.

A 20 Minutes, les membres de la rédaction en chef sont au nombre de quatre : deux hommes et deux femmes, soit une rédactrice et un rédacteur en chef, et une rédactrice et un rédacteur en chef adjoint(e)s.