Réforme de la justice : L’activation à distance des téléphones suscite la méfiance des avocats

enquete L’article 3 du projet de loi Justice, actuellement en cours d'examen, prévoit la possibilité d’activer à distance un téléphone pour capter des images et des sons dans le cadre d’enquêtes terroristes ou concernant le grand banditisme

Thibaut Chevillard
Le projet de loi prévoit la possibilité d'activer à distance les téléphones portables des suspectes afin de les géolocaliser mais aussi d'écouter et de capter des images (illustration)
Le projet de loi prévoit la possibilité d'activer à distance les téléphones portables des suspectes afin de les géolocaliser mais aussi d'écouter et de capter des images (illustration) — Pexels
  • Les sénateurs de la commission des lois ont commencé, ce mercredi, l’examen du projet de loi d’orientation et de programmation de la justice. Le texte sera discuté en première lecture à la Haute Assemblée à partir du 6 juin.
  • Son article 3 prévoit « l’activation à distance d’un appareil électronique à l’insu ou sans le consentement de son propriétaire ou possesseur aux seules fins de procéder à sa localisation en temps réel ». Le dispositif permettra également aux services d’enquête d’écouter et de capter des images pour des crimes relevant du grand banditisme et du terrorisme.
  • Le conseil de l’Ordre des avocats de Paris estime, dans un communiqué, que cette mesure « constitue une atteinte particulièrement grave au respect de la vie privée qui ne saurait être justifiée par la protection de l’ordre public ».

Surveiller, mais jusqu'où ? Les sénateurs de la commission des lois ont démarré, ce mercredi, l’examen du projet de loi d’orientation et de programmation de la justice. Projet dont l'article 3 a d’ores et déjà fait couler beaucoup d’encre. Le texte prévoit en effet « l’extension des techniques spéciales d’enquête pour permettre l’activation à distance des appareils connectés aux fins de géolocalisation et de captations de sons et d’images ».

Cette mesure vise les crimes ou délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement. Lorsque les nécessités de l’enquête l’exigeront, un magistrat - le juge d’instruction ou le juge des libertés et de la détention - pourra ainsi décider « l’activation à distance d’un appareil électronique » (téléphone, ordinateur…), afin de localiser « en temps réel » un suspect, en se passant de son consentement. Le dispositif permettra également aux services d’enquête d’écouter et de capter des images pour des crimes relevant du grand banditisme et du terrorisme.

« Une demande » des services d’enquête

« C’est une demande qui émane depuis plusieurs années des services enquêteurs spécialisés dans la recherche de ce type d’infraction », explique-t-on à la Chancellerie. L’idée est de « limiter les risques très importants que prennent les enquêteurs quand ils sont chargés d’aller poser des micros dans un véhicule ou dans le domicile d’un suspect ».



Dans son avis sur le projet de loi, le Conseil d’Etat estime d’ailleurs que « ce mode opératoire a perdu de son efficacité face à des délinquants qui ont appris à s’en prémunir et peut présenter des risques sérieux pour les enquêteurs ». L’institution souligne que le recours à la technique envisagée « est aujourd’hui une condition du maintien de l’efficacité des techniques spéciales d’enquête en présence de certaines formes, particulièrement redoutables, de criminalité et de délinquance en bande organisée ».

Mais la plus haute juridiction administrative reconnaît aussi que cette méthode « porte une atteinte importante au droit au respect de la vie privée dès lors qu’elle permet l’enregistrement, dans tout lieu où l’appareil connecté peut se trouver, y compris des lieux d’habitation, de paroles et d’images concernant aussi bien les personnes visées par les investigations que des tiers ». Le conseil d’Etat estime donc nécessaire de « renforcer les garanties prévues par le projet de loi ».

« Atteinte grave au respect de la vie privée »

« C’est un dispositif qui va être encadré », assure-t-on du côté de la place Vendôme. La décision d’activer à distance l’appareil d’une personne mise en cause « sera systématiquement prise par un juge » et sera « motivée en droit et en fait ». « Il y a des lieux protégés, ajoute l’entourage du garde des Sceaux. Il s’agit des entreprises de presse, des cabinets d’avocats, des domiciles des magistrats, des parlementaires. » 

Le conseil de l’Ordre des avocats de Paris a toutefois exprimé des réserves dans un communiqué publié le 17 mai. « Cette possibilité nouvelle (...) constitue une atteinte particulièrement grave au respect de la vie privée qui ne saurait être justifiée par la protection de l’ordre public, insiste-t-il. En outre, le projet n’interdit pas, par leur collecte, l’écoute des conversations dans son cabinet, entre l’avocat et son client, même si leur transcription est prohibée. Il s’agit là d’une atteinte inadmissible et contraire au secret professionnel et aux droits de la défense. »

Contacté par 20 Minutes, Me Vincent Nioré, le vice-bâtonnier de Paris, prend l’exemple d’un avocat qui aurait rendez-vous avec son client « dont le portable est activé ». « On met en place un système qui aura nécessairement pour but, en pratique, de tuer la relation confidentielle entre un avocat et son client. » En d’autres termes, il existe un risque que les confidences d’un client à son avocat soient entendues et exploitées même si elles ne sont pas consignées.

Des procédures « généralisées dans le droit ensuite »

« On ne peut pas anticiper les déplacements d’une personne, répond-on au ministère de la Justice. C’est seulement lorsqu’ils retranscrivent les écoutes que les enquêteurs pourront se rendre compte qu’il s’agit d’une conversation protégée [parce que tenue dans un lieu prévu dans la loi]. Ils ont alors l’interdiction absolue de retranscrire les propos entendus. Ça ne doit pas figurer en procédure, à défaut de quoi elle pourra être annulée. »

Le texte sera discuté en première lecture au Sénat à partir du 6 juin. Interrogée par Public Sénat, la vice-présidente de la commission des lois, Cécile Cukierman, estime que cette technique « peut être très attentatoire à la vie privée, et ce n’est pas forcément être naïf sur les nouveaux procédés des enquêtes criminelles que de le dire ». « Aujourd’hui, un téléphone portable, c’est une mini-vie, il y a presque plus de données que dans un domicile. Certes, la technologie et les organisations criminelles, tout comme la menace terroriste, évoluent. Mais on est quand même sur une intrusion dans la vie privée », souligne l’élue communiste de la Loire, qui redoute une « généralisation » de ce type de dispositifs. « On sait aujourd’hui - le droit est ainsi fait - que l’on peut commencer par tester des procédures dites d’urgence, qui ont tendance à se généraliser dans le droit ensuite. »