Djihadisme : Comment la France fait face au défi des « sortants », ces ex-détenus pour terrorisme

LA VIE D’APRES Depuis quatre ans, près de 350 hommes et femmes, condamnés pour des faits de terrorisme, sont sortis de détention. S'ils ont purgé leur peine, ils restent malgré tout astreints à un lourd suivi

Caroline Politi
L'indépendantiste corse Yvan Colonna a été assassiné en prison par un co-détenu condamné pour être parti faire le djihad. La crainte de la récidive est un sujet prégnant en plus haut lieu.
L'indépendantiste corse Yvan Colonna a été assassiné en prison par un co-détenu condamné pour être parti faire le djihad. La crainte de la récidive est un sujet prégnant en plus haut lieu. — Pascal GUYOT
  • En 2022, 97 détenus « TIS », c'est-à-dire condamnés dans des affaires de terrorisme islamiste, ont été libérés en France. Les projections des services de renseignements font état d'un nombre similaire pour 2023.
  • A leur libération, ces anciens détenus sont placés sous l'étroite surveillance des services judiciaires et de renseignement. 
  • Les cas de récidive sont rares mais constituent une vive inquiétude au sein des autorités judiciaire et policière. 

Les images captées par deux caméras de vidéosurveillance témoignent d’une scène d’une violence inouïe. Roué de coups, étranglé avec une telle hargne que les médecins ont constaté un enfoncement de la trachée, puis étouffé pendant de très longues minutes avec un sac en plastique. C’était il y a près d’un an, la dernière attaque terroriste commise en France. Le 2 mars 2022, derrière les hauts murs de la prison d’Arles, l’indépendantiste corse Yvan Colonna est grièvement blessé – il succombera quelques semaines plus tard – par un codétenu, Franck Elong Abé. En garde à vue, l’homme explique sans détour avoir voulu « riposter » à un « blasphème ».

Si la personnalité de la victime et le lieu de l’attaque ont rendu cette affaire emblématique, elle illustre également une crainte de plus en plus prégnante des autorités policière et judiciaire : celle de la récidive des détenus « TIS », c’est-à-dire condamnés dans des affaires de terrorisme islamiste. Au moment des faits, Franck Elong Abé purgeait une peine de neuf ans de prison pour être parti faire le djihad en Afghanistan. Et son cas n’est pas unique. En 2016, Bilal Taghi, condamné pour avoir cherché à rallier la Syrie, tentait d’assassiner deux surveillants de la prison d’Osny avec une lame confectionnée dans sa cellule. « Là, je fais mes débuts en prison, mais bientôt, ce sera dehors », fanfaronnait-il, neuf jours après les faits, auprès d’autres détenus. 

Une centaine de  « sortants » en 2022, probablement autant en 2023

« S’ils commettent un attentat à l’intérieur d’une prison, pourquoi ne le feraient-ils pas à l’extérieur, lorsqu’ils sortiront ? », interroge une source policière haut placée. Et d’insister :  « Les profils les plus déterminés frappent là où ils en ont l’opportunité. » Désormais, le nombre de « sortants » – ainsi qu’on surnomme les hommes et les femmes condamnés pour des affaires de terrorisme et libérés après avoir purgé leur peine – est supérieur à celui des  « entrants ». Ils étaient 78 l’an dernier. Un chiffre qui monte à 97 si on prend en compte les prévenus libérés dans l’attente de leur procès. Ils seront peu ou prou autant en 2023, selon les estimations des services de renseignement.

Depuis quatre ans, ce sont donc près de 350 détenus TIS qui ont retrouvé la liberté en France. La majorité a été condamnée pour être partie en Syrie entre 2013 et 2015. A l’époque, ces départs relevaient du tribunal correctionnel et les peines oscillaient souvent entre cinq et huit ans de prison. « Il y a eu un réel tournant en 2016 lorsque ces départs ont été criminalisés. Les peines ont presque doublé », analyse une source judiciaire. Et ces sorties ne sont pas prêtes de s’arrêter dans les prochaines années. Selon l’administration pénitentiaire, 417 détenus TIS et 550 détenus de droit commun signalés pour radicalisation se trouvent toujours derrière les barreaux.  « Pour l’instant, peu d’individus condamnés pour leur participation à des actes terroristes sur le territoire sont sortis, mais cela viendra », assure-t-on à la direction de l’Uclat, l’unité de coordination de la lutte antiterroriste.



 « Un ancrage idéologique prégnant »

Cette unité, rattachée à la DGSI, est notamment chargée de s’assurer qu’aucun détenu «TIS » ne soit libéré sans suivi. Chaque mois, ils passent donc en revue, avec des représentants du parquet national antiterroriste et des différents services de renseignement, les sorties à venir. Le parcours, le comportement en prison, les projets sont examinés pour évaluer le degré de surveillance à mettre en place. Un service de renseignement est ensuite désigné pour suivre ces anciens détenus. « Le plus difficile, ce sont les profils qui se disent désengagés mais qui ne le sont pas complètement. D’où la nécessité d’une évaluation qui dure dans le temps », insistent la cheffe de l’Uclat et son adjoint.

Les 4/5e des sortants « TIS » sont suivis, à leur sortie de détention, au titre de leur radicalisation. « Ceux qui sont toujours obsédés par un passage à l’acte violent sont minoritaires, développent-ils. En revanche, la plupart restent dans un ancrage idéologique suffisamment prégnant pour que les services estiment qu’un suivi est nécessaire. » Environ un tiers est astreint à un suivi judiciaire : bracelet électronique, mesures de sûreté, suivi psychologique ou obligation de se former… Ceux qui ne le sont pas, ou ceux pour lesquels on estime que le suivi judiciaire est insuffisant, peuvent tomber sous le coup d’une mesure administrative, une Micas. Celle-ci impose, par exemple, un pointage au commissariat, une interdiction de se déplacer, de rencontrer certaines personnes. Et ce, pour une durée maximale de 12 mois.

 « Beaucoup ont le sentiment d’une double peine »

Ainsi, selon les services de renseignement, 90 % des anciens « TIS » sont sous le coup d’une mesure judiciaire ou administrative à leur sortie. Mais comment se réinsérer, se former, trouver un emploi, lorsqu’on doit pointer parfois deux fois par jour ? Et même pour ceux qui y parviennent, respecter ces obligations vire parfois au casse-tête. « J’ai rapidement trouvé un travail, ce qui était d’ailleurs une des conditions de mon suivi judiciaire, confie un ancien "TIS". Le problème, c’est que j’étais parfois amené, dans ce cadre, à me rendre dans le département voisin. » Or, cela lui était interdit. A plusieurs reprises, il a pourtant pris ce risque avant que son suivi ne soit finalement adapté.

« La préoccupation de l’Etat est légitime, mais on plaque le même schéma pour tous alors qu’il y a une galaxie de profils », insiste l’avocat Vincent Brengarth. Et de citer le cas de cet homme condamné à quatre ans de détention. Depuis il a purgé sa peine, travaille, a construit une famille. Pourtant, ce binational vient d’être déchu de sa nationalité. « C’est une double peine. Forcément, on a du mal à voir le sens de certaines mesures, ça créé un sentiment d’arbitraire », insiste l’avocat, qui dénonce l’absence d’individualisation du suivi et le caractère systématique de ces mesures. A l’Uclat, on s’en défend et on assure que celui-ci est adapté en fonction des profils et régulièrement revu. « Compte-tenu du très grand nombre d'individus suivis, nous sommes obligés d'opérer une priorisation. S'il n'y a pas de signe de radicalisation ou de dangerosité, les moyens engagés sont redéployés. »

Un taux de récidive « très marginal »

Reste que le nombre de « sortants » mis en cause dans de nouvelles affaires de terrorisme est « très marginal » : « quelques unités » seulement sur les 39 attentats déjoués depuis 2017, dont trois en 2022. A l’instar de ce jeune homme soupçonné d’avoir participé, en 2019, à la préparation d’un attentat par arme à feu sur le territoire. Et ce, alors qu'il purgeait une peine en milieu semi-ouvert après avoir été condamné, lorsqu'il était mineur, pour association de malfaiteurs terroriste. 

« On a très peu de cas de récidive parmi les sortants et lorsque c’est le cas, il s’agit plutôt de faits de droit commun. On a également quelques cas de sortants qui retournent en détention parce qu’ils n’ont pas respectés leurs mesures de suivi », note-t-on à la direction de l’Uclat. C’est bien là tout le dilemme : si ces récidives sont si marginales, est-ce grâce au suivi engagé ou parce que ces TIS ont rompu avec une partie de leur passé ?