Cocaïne : « Les gens pensent que je suis le roi du port »… Un réseau de trafiquants havrais devant la justice

PROCES Soupçonnés d’être les principaux protagonistes d’un réseau local de trafic de drogue, six hommes comparaissent à partir de mercredi devant les assises du Nord.

Thibaut Chevillard
Un douanier et son chien examinent un conteneur sur le port du Havre en octobre 2017
Un douanier et son chien examinent un conteneur sur le port du Havre en octobre 2017 — CHARLY TRIBALLEAU
  • Soupçonnés d’être les protagonistes d’un réseau local de trafic de drogue, six hommes comparaissent à partir de mercredi devant les assises du Nord.
  • Trois d’entre eux, des amis originaires de quartiers populaires près du port, pourraient être les donneurs d’ordre de ce réseau, démantelé en 2017. Les trois autres accusés sont soupçonnés pour l’un d’être un commanditaire, pour l’autre un dealer « concurrent » temporairement allié, et pour le troisième un intermédiaire incontournable sur le port.
  • Jugés jusqu’au 16 février devant la cour d’assises spéciale du Nord, notamment pour importation et trafic de stupéfiants en bande organisée, et association de malfaiteurs, sur quelques mois de l’année 2017, ils encourent trente ans de réclusion criminelle.

Au classement des ports les plus importants du monde, celui du Havre se hisse à la 68e. Son trafic a explosé en 2021 : trois millions de conteneurs, 83,6 millions de tonnes de marchandises, et 326.000 véhicules ont transité par la Normandie cette année-là. Les grues chargent et déchargent, jour et nuit, les énormes caissons métalliques que transportent les cargos amarrés aux docks. Comme en témoigne le nombre de saisies récentes, les trafiquants de cocaïne dissimulent à l’intérieur des centaines de kilos de poudre blanche arrivant d’Amérique du sud, commandées par des équipes françaises. Comment la sortir discrètement de la zone portuaire, surveillée notamment par les douanes ? Des équipes, composés de malfrats issus des cités environnantes, en ont fait leur spécialité. Elles montent de lucratives opérations de récupération en soudoyant des dockers.

Mohamed Mella, 31 ans, surnommé « Lamine » ou « Crayon », Youssef Boukhari Sardi, alias « Sefuy » ou « le gros », et Karim Djemel, 42 ans : les trois hommes, qui comparaissent à partir de mercredi devant les assises du Nord, à Douai, sont soupçonnés de s’être associés pour réceptionner des centaines de kilos de drogue au cours de l’année 2017. Jugés pour « association de malfaiteurs » et pour « importation et trafic de stupéfiant en bande organisée », ils encourent trente ans de prison. Trois autres personnes comparaissent à leurs côtés : Dione Mendy, 47 ans, - « John », « Coulibaly », « le négro » - est soupçonné d’être l’un de leurs commanditaires, Aziz Sallami, aka « Ramzet », d’être un concurrent devenu temporairement un allié. Quant à Louis Belhacène, 56 ans, - « Doudou », « le vieux », « le daron », « l’ancien », - la justice le suspecte d’être un intermédiaire incontournable sur le port.

Tarifs dégressifs

L’équipe a été balancée en janvier 2017 par une « source enregistrée » aux enquêteurs de l’antenne de police judiciaire du Havre. Avec l’aide de dockers corrompus, les suspects parviennent à sortir des quantités colossales de cocaïne acheminées en France par voie maritime, dissimulée dans des conteneurs remplis de marchandises légales. Ils emploient pour cela plusieurs techniques. La première consiste à payer un chauffeur pour sortir les sacs contenant des dizaines de kilos de drogue de la zone portuaire et les déposer dans un entrepôt où s’effectue leur remise aux commanditaires. Autre méthode utilisée : la drogue est transférée dans un conteneur vide qui sera sorti plus tard du port à l’aide de faux documents.

Originaires du quartier des Champs Barets, au Havre, Mohamed Mellal, Youssef Boukhari Sardi et Karim Djemel sont déjà connus de la documentation policière : deux d’entre eux ont notamment été condamnés dans le passé à quatre ans de prison pour un trafic de stupéfiants.

Une information judiciaire est alors ouverte. A partir du mois de mars 2017, les policiers vont géolocaliser leurs téléphones, écouter toutes leurs conversations. Surtout, ils vont placer des micros dans le logement qu’ils occupent à Honfleur, dans le Calvados. Pendant près d’un mois, les suspects vont évoquer « sans retenue », « en détail et de manière récurrente le déroulement de leurs activités criminelles, leurs contacts, leurs modes opératoires, leurs bénéfices, leurs conflits », écrit la juge d’instruction de la Jirs de Lille dans son ordonnance de mise en accusation, consultée par 20 Minutes.

On apprend ainsi que leurs tarifs sont dégressifs. Pour une quantité de cocaïne inférieure à 150 kg, ils prennent 4.000 euros par kilo. Entre 400 et 800 kg, ils empochent 3.000 euros par kilo. Et au-delà de 800 kg, le prix descend à 2.500 euros par kilo sorti du port. Les sommes collectées se chiffrent en centaines de milliers d’euros.

Echange de drogue avec les Antilles

Comme tous chefs d’entreprise, soit-elle illégale, ils doivent payer leurs personnels. Les employés portuaires qui recrutent des dockers peuvent toucher entre 150 et 200.000 euros. Le chauffeur de cavalier - le portique métallique qui soulève et déplace les conteneurs - gagne environ 50.000 euros. Le chauffeur routier qui récupère la cargaison empoche pour sa part entre 10.000 et 20.000 euros. Il faut aussi parfois payer la personne qui prête un entrepôt pour stocker provisoirement la drogue. Dans ce dossier, huit « petites mains », dont des personnels portuaires, ont déjà été condamnées en correctionnelle ou en appel, et trois relaxées.

Le réseau tente aussi de diversifier ses activités en investissant dans la drogue importée. Il organise aussi un échange très profitable avec des trafiquants antillais : ils expédient une centaine de kilos de résine de cannabis en Martinique, où elle se négocie à prix d’or. Et doivent recevoir en retour 70 kg de cocaïne. Mais la drogue est saisie à son arrivée par les enquêteurs de l’antenne caraïbe de l’Octris - devenue depuis l’Ofast.

« Je n’ai rien à voir avec ça »

Surnommé « Doudou » ou « le daron », Louis Belhacène connaît presque tout le monde sur le port et bénéficie de précieux contacts sur la zone. Les policiers découvrent qu’aucune opération de sortie ne pouvait se monter sans son accord et qu’il mettait en rivalité plusieurs équipes concurrentes. En mai 2017, cet ancien chaudronnier est violemment agressé. Plusieurs hommes encagoulés l’enlèvent devant son domicile et lui réclament 600.000 euros. Ligoté, il est aspergé d’essence et conduit chez ses beaux-parents, où il a laissé un sac rempli d’argent. Ses agresseurs mettent ensuite le feu à sa voiture avant de prendre la fuite. Il n’a évidemment pas porté plainte.

Lors d’une conversation avec ses complices, il explique que cette attaque a un lien avec une « sortie ratée » de 600 kg de cocaïne en février 2017. La marchandise a été saisie par les douaniers et les malfaiteurs qui l’avaient commandée ont voulu se venger. Le petit groupe envisage même de tuer « Bug », l’homme qu’il soupçonnait d’avoir agressé « Doudou ». Plus tard, devant les enquêteurs, Louis Belhacène change de version et assure que cette agression s’était produite en raison de « bavardages ». « Les gens parlent sur moi et pensent que je suis le roi du port », déclarait-il, ajoutant qu’il ne connaissait pas ses agresseurs.

« Le Havre va-t-il suivre le même chemin qu’Anvers ? »

Les suspects sont interpellés en juillet 2017. Les policiers saisissent, lors des perquisitions, le kit du parfait trafiquant : des détecteurs de balises, des trackers GPS, une compteuse à billets, un brouilleur d’onde, des téléphones, des fusils, des pistolets…  « Je n’ai rien à vous dire », « Je n’ai rien à voir avec ça »… Globalement, les suspects ne se montrent pas très loquaces lors de leurs interrogatoires, certains affirmant même souffrir de troubles de la mémoire. Par ailleurs, Dione Mendy et Louis Belhacène ont bien du mal à justifier leur train de vie fastueux.

A partir des conversations enregistrées, 1.317 kg de cocaïne et 445 kg de cannabis sont saisis par les autorités. « Malgré des effectifs qui ne sont pas à la hauteur des défis relevés », les saisies réalisées dans le port « augmentent inexorablement », a rappelé le procureur de la République, Bruno Dieudonné, à l’occasion de l’audience solennelle de rentrée du tribunal judiciaire du Havre : 10,5 tonnes de cocaïne ont été saisies en 2022 contre 7 tonnes en 2021, « trois fois plus qu’en 2019 ». Et le magistrat, inquiet, de se demander : « Le port du Havre va-t-il suivre le même chemin que celui d’Anvers ? » C’est-à-dire devenir une plaque tournante de la cocaïne en Europe.