Justice : C’est quoi le problème avec la généralisation des cours criminelles départementales ?

REFORME Viols, coups mortels, vols à main armée… Désormais, de nombreux crimes ne seront plus jugés par une cour d'assises mais par une cour criminelle, uniquement composée de magistrats

Thibaut Chevillard
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Les crimes les plus graves et les appels échappent pour l'instant à la compétence des cours criminelles départementales et sont toujours jugés par les cours d'assises traditionnelles
Les crimes les plus graves et les appels échappent pour l'instant à la compétence des cours criminelles départementales et sont toujours jugés par les cours d'assises traditionnelles — A. GELEBART
  • Déjà expérimentées dans quelques départements, les cours criminelles ont été généralisées partout en France le 1er janvier. Objectif ? Traiter plus vite certains crimes auparavant dévolus aux assises,
  • Héritage de la Révolution française, le jury populaire disparaîtra avec cette réforme pour tous les jugements en première instance de crimes punis jusqu’à vingt ans de réclusion, des viols essentiellement.
  • Manque de moyens pour l’appliquer, rupture avec les citoyens qui rendaient la justice au nom du peuple français dans les procès d’assises… La réforme divise les professionnels de la justice.

Depuis le 1er janvier, les crimes punis jusqu’à vingt ans de réclusion sont jugés par des cours criminelles départementales, et non plus par des cours d’assises traditionnelles. Quelle différence ? Viols, coups mortels, vols à main armée… Les personnes majeures et non récidivistes, accusées de ces crimes, comparaîtront désormais, en première instance, devant cette nouvelle juridiction composée uniquement de magistrats professionnels. Terminés, donc, les jurés. La réforme, qui divise les professionnels de la justice, concerne environ la moitié des affaires pour lesquelles des citoyens sont appelés actuellement à siéger.

Le garde des Sceaux – qui était opposé à cette mesure lorsqu’il était avocat pénaliste, n’y voit que des bons côtés. Elle doit notamment permettre, selon lui, d’éviter la correctionnalisation des viols, une pratique courante mais décriée, visant à requalifier ces crimes en délits pour qu’ils soient jugés plus rapidement. « On oubliait qu’il s’agissait d’un viol, on en faisait une agression sexuelle et c’était insupportable pour les victimes. La cour criminelle départementale permet de régler cette question », a expliqué Eric Dupond-Moretti le mois dernier sur RTL. Surtout, la réforme vise à désengorger les cours d’assises qui croulent sous les dossiers. « Cela va plus vite, c’est mieux pour les victimes et les accusés », a assuré le ministre de la Justice.

Un gain de temps « minime »

Depuis 2019, quinze départements testaient déjà ces nouvelles cours. Selon le rapport d’un comité d’évaluation et de suivi, composé de professionnels du droit et de quatre élus, et rendu en octobre dernier, les audiences seraient moins longues devant les CCD que devant une cour d’assises. Les 387 affaires jugées par ces juridictions (à savoir 88 % des viols, 5 % des coups mortels, 2 % des vols à main armée…) au cours de leur expérimentation ont nécessité 863 jours d’audience, quand il en aurait fallu 982 aux cours d’assises. Dans un communiqué, l’Union syndicale des magistrats (USM), souligne néanmoins que ce gain « minime » est « mis à néant par un taux d’appel plus important », de 21 % pour les cours criminelles contre 15 % pour les assises selon les premières évaluations.



« Effectivement, on gagne un peu de temps au niveau du tirage du jury, peut-être trois quarts d’heure ou une heure au début du procès. On gagne aussi du temps au niveau du délibéré puisqu’il n’y a que des magistrats professionnels et qu’il n’y a pas besoin d’expliquer la procédure pénale aux jurés. Ceci étant, ça ne fait pas gagner un temps fou », explique à 20 Minutes le président de l’USM, Ludovic Friat. Le syndicat majoritaire n’était pas opposé sur le principe à l’expérimentation CCD. « Parce que la réalité c’est que parfois, on a du mal à trouver des jurés. C’est lourd, et les gens ne se précipitent pas pour l’être, même si après s’être prêtés à l’expérience, ils la trouvent très intéressante et inoubliable », note le magistrat.

« Cette réforme n’est pas applicable sans des moyens substantiels »

Il observe aussi « que depuis plusieurs années, les violences sexuelles sont devenues quasiment un contentieux de masse, et ça devient compliqué de les juger avec la lourdeur des assises ». « C’est aussi ce que voulait éviter cette réforme. » En revanche, l’USM s’oppose à leur généralisation « sans moyens dédiés ». Le recrutement de 1.500 magistrats et de 1.500 greffiers est bien prévu d’ici à la fin du quinquennat. Mais cela sera-t-il suffisant ? « Le rapport d’évaluation dit clairement que cette réforme n’est pas applicable sans des moyens substantiels en matière de ressources humaines, c’est-à-dire en termes de magistrats et de greffiers », poursuit Ludovic Friat, précisant que ces cours mobilisent cinq magistrats (dont deux peuvent être honoraires) lorsqu’il n’en faut que trois aux assises.

D’autre part, magistrats et avocats sont nombreux à s’inquiéter de l’absence de jurys populaires pour juger de crimes graves. « La participation citoyenne à la justice pénale est gravement menacée », dénoncent les signataires d’une tribune, publiée dans Le Monde en novembre dernier. « Héritage de la révolution de 1789, symbole éclatant de la démocratie participative en matière judiciaire, le jury populaire de cour d’assises est en voie d’extinction », écrivaient-ils, regrettant que le gouvernement « s’attaque désormais au dernier espace démocratique permettant à des juges et à des citoyens tirés au sort de se rencontrer, de débattre, de délibérer, et de rendre la justice ensemble "au nom du peuple français". »

« Ça transforme un peu les viols en sous-crimes »

Parmi les signataires de la tribune, Karine Bourdié, coprésidente de l’Association des avocats pénalistes (Adap). Cette réforme, nous explique-t-elle, « pose le problème de la rupture qui est faite entre la justice et les citoyens à une époque où un Français sur deux dit qu’il n’a pas confiance dans la justice de son pays ». Le jury d’une cour d’assises « est le seul endroit où les citoyens peuvent avoir une connaissance concrète du fonctionnement de leur justice », insiste la pénaliste. « Ils peuvent comprendre comment on fait pour juger quelqu’un, comment on appréhende un dossier… Ça leur permet de sortir des clichés, des idées toutes faites sur les condamnations, la prison, de comprendre avec quels moyens fonctionne la justice. »

Alors que 88 % des affaires jugées par les CCD sont des viols, Karine Bourdié s’inquiète particulièrement du message envoyé à travers leur généralisation. « Ça transforme un peu les viols en sous-crimes qui ne méritent pas qu’on donne les moyens pour qu’ils soient jugés par une juridiction qui était de la plus haute qualité. » Compte tenu des délais d’audiencement, les cours criminelles ne fonctionneront à plein régime qu’au second semestre 2023.