Réforme de la police judiciaire : « On ne va plus avoir de policiers spécialisés pour des enquêtes au long cours »

contestation Des magistrats se sont joints aux enquêteurs de la police judiciaire, ce lundi midi, pour protester contre la réforme voulue par Gérald Darmanin

Manon Aublanc
Plusieurs centaines de policiers de la police judiciaire, mais aussi des magistrats, ont manifesté à Nanterre, devant la U Arena pour protester contre la réforme, le 17 octobre 2022.
Plusieurs centaines de policiers de la police judiciaire, mais aussi des magistrats, ont manifesté à Nanterre, devant la U Arena pour protester contre la réforme, le 17 octobre 2022. — Manon Aublanc
  • Un projet de réforme, porté par le ministre de l’Intérieur et le directeur général de la police nationale, prévoit de placer tous les services de police d’un département - renseignement, sécurité publique, police aux frontières (PAF) et police judiciaire - sous l’autorité d’un seul directeur départemental de la police nationale (DDPN), dépendant du préfet.
  • Le projet de loi - ainsi que le limogeage d’Eric Arella, patron respecté de la PJ sud - suscite l’indignation des policiers, mais aussi du monde judiciaire. Des rassemblements étaient organisés dans plusieurs villes de France ce lundi.
  • Dénonçant « une atteinte à l’efficacité des enquêtes et à l’indépendance de la justice », plusieurs syndicats et organisations professionnelles de magistrats ont appelé à se joindre aux rassemblements de protestation aux côtés des policiers de la police judiciaire.

« Avec cette réforme, il faudra expliquer aux parents qu’on n’a pas pu chercher le meurtrier de leur enfant, car les enquêteurs de la police judiciaire étaient occupés à faire la circulation ». Sur les marches de la U Arena, à Nanterre (Hauts-de-Seine), ce lundi midi, plusieurs magistrats en robe sont venus grossir les rangs de la manifestation des policiers. Si la réforme de la police judiciaire concerne en premier lieu les « pijistes » , elle inquiète également les magistrats, qui estiment qu’elle pourrait « porter atteinte à l’efficacité des enquêtes et à l’indépendance de la justice ».

Voulue par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, cette réforme prévoit de placer tous les services de police du département - renseignement, sécurité publique, police aux frontières (PAF) et police judiciaire - sous l’autorité d’un seul Directeur départemental de la police nationale (DDPN), lui-même dépendant du préfet. « En un mot, il s’agit d’arrêter de travailler en silo au niveau national et territorial (…) Ce n’est pas la police qui fait mal son travail : elle est mal organisée », avait défendu le ministre de l’Intérieur, dans un entretien au Parisien, le 9 octobre dernier.

Une perte de spécificité

Les 5.000 agents de la police judiciaire, spécialisée dans les affaires graves et complexes - trafic de drogue, homicides, criminalité organisée, disparitions, crimes financiers –, pourraient, si la réforme est adoptée, être mobilisés pour des missions de maintien de l’ordre ou de sécurité publique. En d’autres termes, ces enquêteurs ultra-spécialisés viendraient donner un coup de main à leurs collègues des sûretés départementales pour s’occuper des cambriolages, des violences sur la voie publique ou des petits trafics. « Si le préfet veut mettre ces enquêteurs sur des ronds-points à faire la circulation ou à encadrer des manifestations des gilets jaunes, il pourra le faire », dénonce une des magistrates, venue soutenir les 300 policiers réunis devant la salle de concert et qui préfère rester anonyme.

Une nouvelle organisation qu’Alexandra Vaillant, magistrate et chargée de mission pour l’Union syndicale des magistrats (USM), qualifie de gâchis : « Il y a un risque de ne plus avoir de policiers spécialisés pour des enquêtes au long cours. C’est une perte de spécificité énorme », alerte-t-elle, placée derrière la banderole de son syndicat. « Sans ces policiers, les dossiers n’arriveraient jamais à l’audience », ajoute l’une de ses confrères à côté.


Des magistrats sont venus soutenir les policiers de la police judiciaire.
Des magistrats sont venus soutenir les policiers de la police judiciaire. - Manon Aublanc

En détachant les enquêteurs sur des missions de sécurité publique ou de maintien de l’ordre, les magistrats craignent également que certaines affaires complexes ne puissent jamais être bouclées. Depuis la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, adoptée fin 2021, la durée d’une enquête préliminaire ne peut pas excéder deux ans. « Si vous avez une enquête complexe limitée dans le temps et qu’il n’y a plus de police judiciaire, elle ne sera jamais résolue », déplore Alexandra Vaillant.

Renforcement du poids du préfet

Du côté des policiers, comme des magistrats, on dénonce l’absurdité d’une « réforme de départementalisation », un échelon jugé trop petit pour enquêter sur une criminalité qui se joue à l’échelle régionale, nationale, parfois même internationale. « C’est un non-sens. La criminalité n’a pas de frontière administrative. Elle ne s’arrête pas aux limites d’un département », explique l’une des magistrates, qui a elle aussi tenu à garder l’anonymat.


La réforme prévoit de placer la police judiciaire sous l'autorité d’un seul Directeur départemental de la police nationale (DDPN), dépendant du préfet.
La réforme prévoit de placer la police judiciaire sous l'autorité d’un seul Directeur départemental de la police nationale (DDPN), dépendant du préfet. - Manon Aublanc

Mais c’est le renforcement du poids du préfet dans les investigations qui alarment le plus la magistrature. Dans un communiqué commun, l’USM, le Syndicat de la Magistrature et l’Association Française des Magistrats Instructeurs (AFMI) s’inquiètent que le Directeur départemental de la police nationale (DDPN) puisse choisir la répartition des moyens sur des « critères opportunistes », comme des « exigences statistiques », une « pression des élus » ou en fonction de la « spécificité de la délinquance locale », pour se conformer aux attentes du préfet, alertent-ils.

Un risque d’interférence politique

Les magistrats craignent également que le pouvoir politique n’interfère dans certaines enquêtes portant sur des faits de fraudes fiscales, de blanchiment ou de détournement de fonds publics pouvant mêler des élus. « Les enquêtes sensibles seront suivies en temps réel par l’autorité préfectorale, mais aussi par le ministre de l’Intérieur sous l’autorité duquel il se trouve », ont mis en garde les trois syndicats de magistrats, qui appellent à respecter le principe de séparation des pouvoirs.



Si les magistrats concèdent que les agents de la sécurité publique doivent travailler en collaboration avec les élus et les partenaires locaux, « la police judiciaire, elle, doit rester à l’écart pour maintenir cette indépendance », explique l’un d’eux. « Il ne doit pas y avoir de remontées d’informations sur les affaires les plus complexes, notamment celles qui touchent à l’économie et au politique en dehors de tout circuit légal », ajoute-t-il.

La semaine dernière, le ministre de l’Intérieur a concédé quelques amendements mineurs et annoncé la reprise des discussions à la mi-décembre après un audit, sans toutefois remettre en cause la réforme, « courageuse et indispensable », selon lui. Reste à savoir si la mobilisation des magistrats de ce lundi pourra faire bouger les choses.