Affaire McKinsey : Cinq questions sur l'enquête ouverte par le PNF pour blanchiment aggravé de fraude fiscale

DECRYPTAGE Le parquet national financier a lancé les investigations après le rapport du Sénat épinglant sur le recours à des cabinets de conseil par l’Etat

Manon Aublanc
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Le ministère de l'Economie et des Finances à Bercy, qui abrite le PNF, le 30 juin 2014.
Le ministère de l'Economie et des Finances à Bercy, qui abrite le PNF, le 30 juin 2014. — RIC PIERMONT / AFP
  • Le Parquet national financier (PNF) a annoncé mercredi avoir ouvert une enquête le 31 mars pour « blanchiment aggravé de fraude fiscale » après la publication d’un rapport du Sénat pointant la multiplication des contrats de l’Etat avec des cabinets de conseil.
  • Parmi ces entreprises figure McKinsey, qui a notamment conseillé le gouvernement sur la campagne de vaccination. Les filiales françaises de la société américaine n’auraient pas payé d’impôts entre 2011 et 2020, selon la commission d’enquête, qui les soupçonne d'« optimisation fiscale ».
  • Les investigations ont été confiées au Service d’enquêtes judiciaires des finances (SEJF), surnommé « la police de Bercy », un service créé en 2019.

Après des semaines de polémiques et à quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle, la justice met son nez dans les comptes de McKinsey. Mercredi, le Parquet national financier (PNF) a annoncé avoir ouvert une enquête le 31 mars dernier  pour « blanchiment aggravé de fraude fiscale », après la publication d’un rapport du Sénat sur les cabinets de conseil. 20 Minutes fait le point sur cette affaire pour vous aider à y voir plus clair.

Pourquoi une enquête a-t-elle été ouverte ?

L’ouverture de l’enquête du PNF fait suite à la publication, le 16 mars, du rapport de la commission d’enquête du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques. Selon ce rapport, les dépenses du gouvernement dans le domaine sont passées de 379,1 millions d’euros en 2018 – des contrats passés avant le quinquennat d’Emmanuel Macron – à 893,9 millions d’euros en 2021, soit plus du double. Parmi les cabinets de conseils cités dans le rapport figurent en particulier les entités françaises de McKinsey, une entreprise américaine.

Mandaté par l’Etat pour des missions d’évaluation sur la réforme des APL, la réforme des retraites ou plus récemment sur la gestion du coronavirus, le cabinet est soupçonné d’avoir fait de l'« optimisation fiscale » pour ne pas payer d’impôts dans l’Hexagone. Selon le rapport, entre 2011 et 2020, les filiales françaises de McKinsey n’ont payé aucun impôt sur les sociétés, alors même que leur chiffre d’affaires sur le territoire a atteint « 329 millions d’euros en 2020, dont environ 5 % dans le secteur public », a déclaré le Sénat.

Que reproche-t-on exactement au cabinet McKinsey ?

Si le PNF ne mentionne pas directment McKinsey dans son communiqué de presse, le cabinet est soupçonné de faire de l’optimisation fiscale via le mécanisme bien connu de « prix du transfert » : « Il semblerait que la société mère de McKinsey aux Etats-Unis, qui se trouve dans le Delaware, un paradis fiscal, ait surfacturé des prestations à ses entités françaises, écrasant les bénéfices faits en France. De facto, ça réduit ou ça fait disparaître leur imposition », explique Sophie Alexander, avocate spécialiste en droit fiscal au sein du cabinet Cadji.

Si cette pratique est légale, les entreprises doivent respecter des prix concurrentiels. « L’administration fiscale va vérifier si cette facturation est conforme aux prix pratiqués sur le marché », poursuit l’avocate, qui ajoute : « Ce n’est pas parce que ce sont des entreprises liées qu’elles ont le droit de surfacturer. »

Que risque l’entreprise ?

Pour bien comprendre l’enjeu de cette enquête, il faut distinguer les deux volets, la partie fiscale et la partie pénale, rappelle Sophie Alexander. « Sur le volet fiscal, l’administration va vérifier s’il y a eu surfacturation. Si c’est le cas, elle va établir le montant de l’impôt qu’aurait dû payer McKinsey et il y aura un redressement, voire éventuellement une pénalité fiscale », détaille l’avocate.

Sur le volet pénal, « l’enquête doit démontrer s’il y a une intention frauduleuse dans le montage, c’est-à-dire s’il y a une volonté délibérée de frauder. Si c’est le cas, il s’agit de fraude fiscale et l’entreprise risque des amendes conséquentes. Ça peut même aller jusqu’à des peines de prison pour les dirigeants », selon la spécialiste.

Qui est en charge des investigations ?

Dans son communiqué, le PNF précise que les investigations ont été confiées au Service d’enquêtes judiciaires des finances (SEJF). Cette « police fiscale », créée en 2019, agit sous la tutelle du ministère de l’Action et des Comptes publics. « C’est une brigade financière rattachée au PNF, dont les enquêteurs ont des compétences financières et fiscales », explique Sophie Alexander.

Ces derniers travaillent souvent par binômes, complète Arnaud Tailfer, avocat fiscaliste au sein du cabinet Arkwood. « Il s’agit souvent d’un ancien agent des finances publiques et d’un officier de police judiciaire (OPJ) qui a suivi une formation en fiscalité », détaille le spécialiste, qui précise que ces enquêteurs ont à leur disposition les mêmes moyens que la police : « Ils peuvent réaliser des perquisitions et ils peuvent placer des personnes en garde à vue. » « Le dossier n’a pas été confié à n’importe qui. Ces enquêteurs, ce sont les warriors de la fraude financière », ajoute Sophie Alexander.

Pourquoi parle-t-on de « blanchiment aggravé de fraude fiscale » et non de « fraude fiscale » ?

Si les sénateurs soupçonnent McKinsey d’avoir fait de l'« optimisation fiscale », pourquoi l’enquête n’a-t-elle pas été ouverte pour « fraude fiscale » ? La faute au « verrou de Bercy », selon Arnaud Tailfer, le dispositif qui encadre la poursuite pénale des auteurs d’infractions financières. Seule l’administration fiscale peut déposer des plaintes pour fraude fiscale auprès du parquet. S’il est vrai que ce « verrou » a été partiellement levé en 2018 – le fisc doit maintenant transmettre automatiquement au parquet les redressements fiscaux de plus de 100.000 euros –, il s’agit plus « d’un aménagement que d’une levée », tempère l’avocat.

Si le parquet ne peut donc pas prendre les devants sur la fraude fiscale, il n’en va pas de même pour l’infraction de blanchiment : « Le PNF ne peut pas s’autosaisir de fraude fiscale, il ne peut être saisi que par une plainte ou par des faits dénoncés par l’administration fiscale. En revanche, il peut s’autosaisir pour des faits de blanchiment », décrypte Arnaud Tailfer, rappelant une jurisprudence de la cour de Cassation de 2008 « qui considère que le blanchiment est une infraction autonome car elle se distingue de la fraude fiscale ». « Quelque part, le parquet a court-circuité l’administration fiscale » en ouvrant cette enquête, ajoute le spécialiste. Au vu de la complexité et de la taille du dossier, nul doute qu’il faudra attendre le prochain quinquennat pour connaître les suites judiciaires.