Attentats de janvier 2015 : « Je tiens à témoigner debout », les survivants de Charlie Hebdo racontent « l’après »

PROCÈS Ce mercredi, une semaine après l’ouverture du procès des attentats de janvier 2015, la cour d’assises spéciale a longuement entendu les rescapés de l’attaque de « Charlie Hebdo »

Caroline Politi
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Simon Fieschi, le webmaster de Charlie Hebdo a été grièvement blessé par les frères Kouachi
Simon Fieschi, le webmaster de Charlie Hebdo a été grièvement blessé par les frères Kouachi — STEPHANE DE SAKUTIN / AFP
  • Quatorze personnes, dont trois sont en fuite, sont jugées depuis mercredi dernier par la cour d’assises spéciale, soupçonnées d’avoir apporté leur aide aux terroristes des attentats de janvier 2015.
  • Depuis mardi, la cour a commencé à entendre les témoignages des parties civiles. Ce mercredi, elle a longuement entendu les témoignages des journalistes blessés à Charlie Hebdo.

A la cour d’assises spéciale à Paris,

« On se demande parfois comment on va quitter la vie, et là, j’ai la réponse. Sur le sol de Charlie, dans mon journal. Je me demandais : "Est-ce que je vais recevoir une balle dans la tête et mourir tout de suite ou dans les poumons et agoniser ?"» La balle s’est finalement logée dans l’épaule de Riss. « C’est comme un coup de fourche ou de pioche, de la ferraille qui vous traverse », décrit le directeur de la rédaction de Charlie Hebdo. Les bras croisés sur son manteau noir, les yeux rivés vers le sol, il raconte devant la  cour d’assises spéciale qui juge les attentats de janvier 2015, son 7 janvier. Les premières déflagrations qu’il attribue à du matériel informatique défectueux, la porte qui s’ouvre et les frères Kouachi qui surgissent dans l’embrasure. « Ils avaient le déguisement officiel du djihadiste. »

Presque par réflexe, Riss se jette à terre, la tête sous le bureau de Charb, le corps à découvert. Comme tous les survivants, il raconte ce temps élastique, ces secondes qui durent une éternité, cette certitude à chaque tir d’être le prochain. « J’attends mon tour. » Lorsque la balle touche son épaule, il arrête de respirer. Ne pas bouger pour ne pas être repéré. Le silence se fait tout à coup, « total, absolument terrifiant ». Mais comment savoir si les terroristes sont partis, lui qui ne sait même pas combien ils sont. Ce sont les murmures et les bruits de pas dans la salle de rédaction qui le poussent à se manifester. La voix de Philippe Lançon, les hurlements de douleur de Fabrice Nicolino, les murmures de Sigolène Vinson ou de Coco. « Et les autres, pourquoi ils disent rien ? J’ai dû me résoudre au fait que tous les autres étaient morts ».

« Aucun de nous n’a échappé à ce qu’il s’est passé »

Et lui, est-il mort ? A la barre, d’une voix neutre, Riss raconte s’être posé la question plusieurs heures. En quelques mots, par timidité ou par pudeur, il évoque les séquelles physiques, ce bras qu’il ne peut plus lever, et les retentissements sur sa vie. Toujours sous protection, il a aujourd'hui le sentiment d’être « assigné à résidence », ne reçoit plus d’amis, ne sort quasiment plus. Avec sa compagne, ils ont dû renoncer à adopter un enfant : on leur a fait comprendre que, compte tenu de leur situation, toute démarche était vaine. Seule sa jambe tremblante trahit son émotion. Mais Riss refuse d’être considéré comme une victime, de peur de se laisser enfermer dans ce statut. A peine sorti de l’hôpital, le dessinateur a consacré toute son énergie à Charlie Hebdo. « Ça s’imposait, que ça nous plaise ou non. C’était le moment de vérité du journal : allait-on être à la hauteur de ce qu’on a revendiqué pendant des années ? »

Simon Fieschi, aussi, refuse de se voir comme une victime, terme qui implique à ses yeux, « quelque chose de passif ». Le webmaster de Charlie Hebdo a beau avoir été touché par deux balles de kalachnikov, dont une est entrée à la base du cou pour ressortir au niveau de l’omoplate, il ne se reconnaît pas non plus dans le terme « rescapé ». « Aucun d’entre nous n’a échappé à ce qu’il s’est passé, je me vois plus comme un survivant », explique-t-il, les mains jointes devant la barre. Sa béquille appuyée contre le pupitre, l’homme de 36 ans aux traits adolescents, se tient droit comme un « i », refusant le siège que lui propose le président. « Je tiens à témoigner debout. »

« Je ne peux plus faire de doigt d’honneur »

Il est le premier membre de la rédaction à avoir été visé par les frères Kouachi. « Ça a été extrêmement vite, je me souviens d’une porte qui s’ouvre très violemment et d’une déflagration. » Le reste est flou. La silhouette des « deux hommes cagoulés », les « Allah Akbar » ou les traces de sang. Mais ce n’est pas ce que Simon Fieschi est venu raconter à la cour. Lui souhaite parler de l’après, « de ce que ça fait de recevoir une balle de kalachnikov ». Dans un silence absolu, il entame la longue liste de ses douleurs et les conséquences indélébiles de ces deux balles. Les tremblements dans les jambes qui limitent la marche, la perte du toucher et la diminution de la motricité. « Je ne peux plus faire de doigt d’honneur, ça me démange parfois », sourit-il. Il y a ces douleurs chroniques « usantes physiquement et psychologiquement », cette « fatigue abyssale qui ne disparaît jamais » et qui le contraint à travailler à temps partiel. Signe de la violence absolue du choc, la balle qui l’a touché au niveau de la colonne vertébrale lui a fait perdre sept centimètres…

« Les conséquences de l’attentat, elles, sont multiples, c’est notre vie maintenant », résume pudiquement, Fabrice Nicolino, crâne rasé et pull vert orné d’un coquelicot, symbole de son combat contre les pesticides. Touché par trois balles dans les jambes et l’abdomen, lui aussi a désormais besoin d’une béquille et de chaussures adaptées pour se déplacer. Il a quitté la région parisienne pour être au calme – « c’est vital maintenant » – et craint, aujourd’hui encore, qu’un « jeune imbécile » puisse l’attaquer chez lui. Il s’en veut aussi d’avoir parfois peur en croisant une femme en burqa ou un « barbu » mais ne parvient pas à faire autrement. Il faut dire que cet attentat est le deuxième auquel il survit. En 1985, il assistait au Festival du film juif lorsqu’une bombe a explosé. Ses tympans ont explosé, il a été brûlé et a encore des éclats dans le pied. Il estime néanmoins que cette tragique coïncidence l’a sauvé. « A la différence de mes amis morts qui ont offert leur poitrine aux tueurs, j’ai plongé à terre. »