Djihadisme : « En favorisant la justice d’exception, on nourrit le terrorisme », dénonce l'avocate Marie Dosé
INTERVIEW Dans son livre « Les victoires de Daech », l’avocate de plusieurs familles de Français partis rejoindre Daesh estime que l’Etat porte une responsabilité dans la « fabrique du terrorisme »
- Depuis près de dix ans, Marie Dosé défend des individus partis ou qui ont tenté de partir en Irak et en Syrie rejoindre le califat de Daesh, ainsi que leurs proches.
- Elle dénonce l’émergence d’une « justice d’exception » appliquée aux dossiers terroristes depuis la vague d’attentats qui ont touché la France en 2015 et 2016.
- Selon elle, le refus constant de la France depuis 2017 de rapatrier les enfants nés sur zone ou amenés par leurs parents participe à une « fabrique du terrorisme ».
Depuis deux ans, Marie Dosé écrit chaque semaine au Quai d’Orsay. Des lettres, parfois accompagnées de photographies, restées souvent sans réponse de la part du ministère des Affaires étrangères. Mais la pénaliste ne « veut rien lâcher ». Avocate de nombreuses familles de Français partis en Irak ou en Syrie rejoindre le califat de Daesh, elle plaide inlassablement pour leur rapatriement et celui de leurs enfants détenus au Nord-Est syrien par les forces kurdes.
Une parole « inaudible » déplore-t-elle dans un nouvel ouvrage, Les Victoires de Daech, publié ce jeudi. Dressant le parcours judiciaire chaotique de certains de ses clients, l’avocate dénonce la « fabrique du terrorisme » par l’inertie du pouvoir politique et par la sévérité de l’institution judiciaire. Une justice « d’exception » en matière terroriste jugée « contre-productive », explique-t-elle dans une interview accordée à 20 Minutes.
Vous défendez depuis près de dix ans des hommes et des femmes poursuivis pour des faits de terrorisme. Pourquoi avez-vous eu besoin d’écrire ce livre maintenant ?
Comme pour tous les avocats pénalistes, l’infraction d’association malfaiteurs à caractère terroriste, si protéiforme, s’est rapidement propagée dans mon cabinet. J’ai éprouvé la nécessité d’écrire ce livre quand j’ai constaté que la plupart des gens pensaient qu’il existait un « profil type » du « candidat au djihad ». Et, peut-être que, inconsciemment, je le pensais aussi. Mais lorsque leurs familles sont venues me trouver à partir de 2013, j’ai constaté à quel point leurs profils pouvaient être nombreux et variés. J’ai réalisé à quel point ce phénomène de radicalisation concernait tout le monde, des laïcs, des protestants, des catholiques, des musulmans. Une diversité religieuse
donc, mais aussi une diversité socio-économique, bien loin du stéréotype du barbu fanatique.
Certes, il y a dans le lot de purs idéologues habités par la violence, mais il ne faut
pas oublier tous les autres, et ils sont nombreux. Chacun a une histoire et une trajectoire particulières, et c’est ce que j’ai eu besoin de raconter. Et puis j’ai voulu aller au bout du combat pour le rapatriement des enfants et de leurs parents détenus en Irak et en Syrie. Avec quelques confrères, nous avons saisi toutes les juridictions internationales et européennes, épuisé tous les recours possibles. J’avais besoin d’écrire ce combat pour que personne ne puisse dire un jour : nous ne savions pas.
À qui ce livre s’adresse-t-il ?
À tous ceux qui restent enfermés dans une vision caricaturale des personnes
accusées ou condamnées pour des faits à caractère terroriste. À tous ceux qui sont
persuadés que ça n’aurait jamais pu leur arriver, ni à eux, ni à leur famille, parce que
ce n’est pas vrai. Enfin, et surtout, à ceux qui imaginent qu’en les faisant disparaître
d’une façon ou d’une autre, on résoudra le problème.
Qu’est-ce que Daesh a changé dans notre système judiciaire ?
Depuis la vague d’attentats de 2015, la justice est rendue par des hommes et des femmes qui ont peur –peur de se tromper, peur d’être manipulés, peur d’être instrumentalisés– et qui ne veulent pas prendre de risque. Mais peut-on juger la peur au ventre ? Oui, mais mal. Il faut essayer de combattre le fantasme du risque zéro tout en construisant le maximum de remparts contre l’instrumentalisation. Juger sans prendre de risque, ce n’est plus juger. Dès l’instant où un magistrat se dit « Je suis là pour neutraliser une menace », non seulement il ne juge plus, mais son acte devient contre-productif.
« La justice est rendue par des hommes et des femmes qui ont peur. Peur de se tromper, peur d’être manipulés, peur d’être instrumentalisés »
Pourquoi ?
Certains de ces individus, très immatures, psychologiquement fragiles, ont été
cueillis par la propagande de Daesh sur Internet et sont partis en quelques semaines
à peine. Daesh, c’est aussi une histoire d’emprise. Et si ces personnes-là, qui n’ont
rien à voir avec des idéologues ou des extrémistes religieux, sont traitées exclusivement comme des dangers, alors on prend le risque de créer ou de renforcer chez eux une défiance problématique envers les institutions. On ne peut pas asséner à quelqu’un : « Vous êtes un ennemi potentiel » sans le transformer de facto en ennemi. Quelle autre place lui assigne-t-on si on ne lui renvoie que cette seule
image ?
Vous parlez de la montée en puissance du « droit pénal de l’ennemi ». De quoi s’agit-il ?
En matière de terrorisme, on a sans cesse renforcé l’arsenal répressif au risque d’en faire un droit de l’exception. Que ce soit en matière de détention provisoire ou d’aménagement de peine, tout dans la procédure pénale relève désormais de l’exception quand on touche au terrorisme. En appliquant indistinctement ce régime à tous ceux qui ont voulu partir ou sont partis, on finit par produire le contraire d’une politique pénale efficace. Je cite de mémoire le psychiatre Marc Sageman, qui a expertisé de nombreux terroristes et travaillé longtemps pour la CIA : « La seule façon efficace de combattre judiciairement le terrorisme, c’est de créer un système d’une parfaite loyauté et d’une équité absolue ». En favorisant l’exception, on nourrit le terrorisme.
Vous écrivez : « La génération de terroristes que notre pays prend le risque de fabriquer aura bien plus de raisons de le haïr que la précédente ». Pourquoi ?
Considérez la situation des enfants nés ou conduits sur zone par leurs parents, et qui
sont toujours détenus en Syrie dans une sorte de Guantanamo pour enfants : quelle
sera leur histoire de France ? Leurs pères sont morts sous les bombes de la coalition
internationale, leurs mères se sont vues refusées systématiquement leurs demandes
de rapatriement, et la France leur dit : « On préfère vous voir mourir là-bas ». A-t-on
eu besoin de cela pour que des Français commettent des attentats à Paris ? C’est en
cela qu’on fabrique du terrorisme sur-mesure.
Cela va faire presque trois ans que des centaines de femmes et enfants français sont détenus dans des camps du nord-est syrien. En préambule de votre livre, vous déplorez être « inaudible » sur cette question. Comment l’expliquer ?
D’innombrables institutions ont appelé la France à rapatrier les Français détenus en Syrie. Le défenseur des droits, la CNCDH, le secrétaire général de l’ONU, le Haut-commissariat des droits de l’Homme des Nations unies, l’ancien directeur de la DGSI, ou encore le coordonnateur des juges antiterroristes. Et pourtant, ce discours reste inaudible pour une partie de l’opinion publique. Dont acte. Ce que je ne supporte pas, c’est qu’il le soit aussi pour le président de la République, qui manifestement cherche avant tout à contenter un certain électorat. Il faut savoir prendre de la distance avec l’opinion. Et si mes convictions bousculent un certain nombre de Français, j’en connais aussi beaucoup d’autres que scandalise la décision de la France de laisser mourir ces enfants.
Vous racontez aussi votre bras de fer permanent avec le Quai d’Orsay et relatez qu’un conseiller spécial vous a, un jour, demandé de ne plus envoyer les photos des enfants détenus dans les camps en Syrie dans vos courriers hebdomadaires. Pourquoi avoir tenu à raconter cette anecdote ?
Ces photos, ce ne sont pas les miennes, ce sont les leurs. Ce qui se passe dans ces camps, c’est l’œuvre de ce gouvernement qui s’obstine à refuser de les rapatrier. Et je vous garantis qu’ils savent exactement dans quel état se trouvent ces enfants. Ce ne sont pas mes photos mais l’album photo des autorités françaises, qui devront bien un jour s’en expliquer. Il faudra un jour que la France justifiequ’un ministre de la République s’est précipité en Irak pour négocier le transfert de ses ressortissants afin qu’ils y soient jugés, préférant ainsi les livrer à une justice qui pratique la torture et la peine de mort plutôt qu’à celle de son propre pays. Cela aussi j’avais besoin de l’écrire, à défaut de pouvoir le plaider.