Réforme des retraites : La France pourrait-elle adopter la méthode de grève par roulement des Britanniques ?
Syndicalisme Au coup d’éclat d’une journée de grève intersyndicale à la française, le Royaume-Uni préfère organiser un roulement des mobilisations
- Depuis plusieurs mois, le Royaume-Uni est plongé dans un état de grève quasi constant. Pas un jour ne passe sans qu’une branche professionnelle ne fasse grève.
- Une méthode aux antipodes de la France, où les syndicats préfèrent investir la même journée dans un rapport de force basé plus sur le nombre plus que sur la durée.
- Les syndicalistes du Royaume-Uni hésitent de plus en plus à passer à la méthode française.
Au Royaume-Uni, un jour sans grève est devenu plus rare qu’un mois sans pluie. Depuis la fin de la crise sanitaire, les syndicats ont opté pour un système de roulement particulièrement bien rodé. Ainsi, le pays n’est jamais sous le coup d’une grève générale comme c’est le cas ce jeudi en France, mais aucune journée ne se passe sans que tel ou tel secteur soit en grève. Ce jeudi, ce sont les infirmières anglaises qui ont débrayé. Mercredi dernier, c’était les ambulanciers. La veille, les instituteurs en Ecosse. Le 6 janvier, les agents des autoroutes avaient levé le pied. Et ainsi de suite.
Ce mouvement inédit depuis des décennies au Royaume-Uni est poussé par une inflation record parmi les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les hausses de prix ont atteint 10,5 % en décembre outre-manche, contre 5,9 % dans l’Hexagone. Conséquence : le pays est plongé dans une crise sociale et économique et les demandes de revalorisation salariale se multiplient.
Incompatibilité française
Une telle mobilisation est-elle reproductible en France ? Joël Sohier, maître de conférences et auteur du livre Le syndicalisme en France, y croit peu. « Au Royaume-Uni, les syndicats ont plus de facilité à se coordonner car ils sont réunis autour du Trades Union Congress (TUC), l’organisation fédérale », explique le chercheur. La manœuvre britannique est également le fruit d’une contrainte héritée des années Thatcher : une grève ne peut être organisée qu’après un vote à bulletin secret des salariés, doit être annoncée en avance et doit impérativement avoir une date de fin. Interdiction formelle de sortir du cadre.
« Cette limite rend les grèves plus faciles à coordonner puisqu’on sait d’office quand chacune s’arrête. Cela pousse également à s’unir : une grève coûte cher et nécessite un processus long. Tout ça explique une préférence pour de nombreuses petites grèves », poursuit le spécialiste. Enfin, ce système de roulement permet à chaque secteur d’avoir voix au chapitre. « Pour faire entendre leurs revendications spécifiques, chaque corps de métier aime bien manifester seul, cela permet d’avoir plus d’impact », analyse Marc Lenormand, maître de conférences en études anglophones.
Croire ou ne pas croire en la grève
En France, la culture syndicale est bien différente. « Face à un pouvoir ultra-centralisé, les syndicats préfèrent le rapport de force direct : un nombre donné de personnes dans la rue dans un même temps », décrypte Guy Groux, sociologue spécialiste du syndicalisme,. La solution est toute trouvée : une manifestation, « bien plus visible médiatiquement et à fort impact visuel. » Cependant, note le spécialiste, « en France, on ne croit plus en la grève générale ». La dernière ayant réussi à réunir privé et public remonte à mai 1968. Avouons que ça fait long. Même en 1995, seul le public avait vraiment débrayé.
Outre-manche, les syndicalistes ont également tendance à être beaucoup plus modérés et dans la recherche de consensus. Deux raisons à cela : primo, le profil des adhérents. Être syndiqué est obligatoire chez certaines entreprises du royaume, ce qui rend la chose beaucoup moins politisée, indique Joël Sohier. « Ce n’est pas le cas en France, où les syndicalistes le sont par choix, paient des cotisations… On est sur des profils beaucoup plus forts et déterminés », précise-t-il. Deuxio, certaines leçons ont été tirées de l’échec de la grève des mineurs de 1984, notamment le manque de démocratie dans certaines prises de décisions et un mouvement peut-être trop radical pour fonctionner sur le long terme, poursuit Marc Lenormand.
Des grèves trop douces ?
S’il y a peu de chance que la France change sa méthode du coup d’éclat pour la lenteur douce mais plus longue des Britanniques, l’inverse pourrait bien se produire. Dans le privé, la méthode de « roulement » semble porter ses fruits. « De nombreuses entreprises ont augmenté les salaires, indique le Marc Lenormand. Ceux qui ont gagné les augmentations quittent le mouvement et leur succès donne envie à d’autres salariés de se mettre en grève. » Le service public, en revanche, peine à obtenir des augmentations suivant l’inflation. Au point que la méthode peut-être un peu trop smooth des Britanniques est remise en question au pays.
« Jusqu’à présent, les syndicats britanniques préféraient agir en ordre dispersé : en n’embêtant jamais trop les usagers, ils gardaient la popularité de la grève, nécessaire dans leur rapport de force à long terme », explique Marc Lenormand. Mais le 1er février, la donne pourrait changer : plus de 100.000 fonctionnaires seront en grève pour les salaires, l’emploi et les conditions de travail, a annoncé le syndicat des services publics et commerciaux (PCS). Soit la plus grande journée de grève de la fonction publique depuis des années. Le même jour, le TUC a aussi appelé à la grève pour défendre le droit syndical. Une journée commune pour tout le pays. Du jamais-vu depuis les années 1980.