Comment le seul moutardier en Alsace continue sa production malgré la pénurie mondiale de graines ?

AVOIR DU NEZ Alors que les pots de moutarde se font rares en magasin faute de graines sur le marché mondial, le seul moutardier que compte l’Alsace, la société Alélor au nord de Strasbourg, continue à en produire et son cahier de commandes ne désemplit pas

Gilles Varela
Une moutarde produite en Alsace par Alélor. Mietesheim le 2 mai 2022.
Une moutarde produite en Alsace par Alélor. Mietesheim le 2 mai 2022. — G. Varela / 20 Minutes

Ce n’est pas une moutarderie mais une ruche tant les salariés s’affairent dans tous les sens. Le standard est submergé d’appels, les demandes se multiplient, les promesses aussi. Dans les bureaux de la société Alélor à Mietesheim dans le Bas-Rhin, c’est un peu le village Gaulois où est encore produit de la moutarde, même si l’on reste très vigilant. Et pour cause. Avec la pénurie mondiale de graine de moutarde, nombreuses sont les sociétés productrices, notamment en Bourgogne, bassin historique de la moutarde française, à avoir mis leurs salariés au chômage technique. Et cela se voit. Il n’y a qu’à se promener dans les rayons vides des supermarchés pour le comprendre. Mais comment font les Alsaciens pour continuer leur activité ? Une combine d’enfer ? Une potion magique ou un accord secret ? Loin de là. Non, l’unique producteur de moutarde de la région a eu du nez.

Le moutardier Alélor, fondé il y a 149 ans, également fabricant de raifort et de condiments, a eu la bonne intuition de relancer et de s’appuyer dès 2008 sur une filière agricole locale, avec l’aide de la CCI Alsace. Celle de la graine de moutarde, la graine blanche ou jaune. « D’abord avec un agriculteur, puis cinq et aujourd’hui une quinzaine, qui ne produisent des graines de moutardes que pour nous, sur environ 80 hectares », se félicite, sans triomphalisme, son directeur Alain Trautmann. » Une moutarde douce, qui peut-être renforcée par du raifort pour certaines gammes, faite avec des graines blanches, à la différence de la moutarde des Dijonnais, plus forte, mais surtout fabriquée à partir de graines brunes.

Une moutarde douce

Un marché de «la brune» touché déjà l’an dernier par la sécheresse qui a sévi au Canada avec « pour conséquence une baisse de 50 % des récoltes, précise Alain Trautmann. Les quantités ont déjà été contingentées depuis l’été dernier. » A ce contexte morose, s’ajoute, cette année, la crise en Ukraine et en Russie, deuxièmes pays producteurs. Conséquences, « les gros industriels et fabricants de moutarde sont à l’arrêt dans le monde entier, depuis le 15 mars, la graine brune pour les moutardes à l’ancienne, de Dijon, occupant 85 % du marché de la moutarde », comptabilise Alain Trautmann. Il reste encore des graines brunes de la récolte 2021 dans les silos en Ukraine, mais celle-ci est pour l’instant bloquée. »

Production de moutarde avec des graines blanches
Production de moutarde avec des graines blanches - Alélor

Une graine brune pourtant cultivée il y a vingt ans en Bourgogne. Mais, la difficulté, c’est que c'est un un plant d’hiver. Or, la période est trop froide en Alsace pour la planter sereinement. En revanche, aucun problème pour la graine blanche qui se plante en avril pour être récoltée en juillet. « Chaque territoire a respecté sa variété de graine. Aujourd’hui, en temps normal, la graine blanche couvre 60 % de notre production annuelle. Pour les 40 % qui restent, quelques camions nous parviennent parfois du Canada. Le reste est acheté sur le «marché spot» par contre le prix a été multiplié par 5. La tonne à 1.000 euros l’année dernière se négocie aujourd’hui pas loin de 5.000 euros. Et le prix augmente quand on achète de façon ponctuelle sur les « marchés spot », de 1.000 euros chaque mois la tonne. »

Par flair encore, la société Alsacienne avait signé un contrat en février dernier, donc avant la crise en Ukraine et avait réussi à avoir un prix abordable lui garantissant une couverture jusqu’en août. Car malgré les nombreuses demandes, la « priorité d’Alélor » est de continuer à fournir ses clients historiques. « On ne veut en mettre aucun client en rupture et essayons de servir sur un territoire proche, c’est-à-dire l’Alsace et la Lorraine, d’où notre nom, Alélor. Mais aussi quelques nouvelles demandes de groupes industriels sur des moutardes à l’ancienne, fortes. »

En attendant des jours meilleurs, et en espérant une bonne récolte cette année, le moutardier Alsacien continue de donner la priorité à la production locale, et de diversifier sa gamme, comme la toute nouvelle 100 % naturelle. De continuer aussi à assurer la pérennité de l’entreprise et de ses 20 salariés, de faire travailler les producteurs de la région quitte à leur payer les graines de moutarde, comme elle le fait depuis 2008 pour les soutenir, 25 % plus cher. Malgré la pression, la moutarde ne lui monte pas au nez…