Guerre en Ukraine : Le conflit va-t-il accélérer la transition énergétique en Europe ?
CRISE(S) Les problématiques que pose la dépendance européenne aux énergies fossiles russes vont-elles pousser les Vingt-Sept à accélérer la cadence niveau écologie ?
- Alors que la guerre en Ukraine se poursuit, l’Europe hésite, en représailles, à couper ses importations de pétrole et de gaz venues de Russie. Car sa dépendance énergétique reste très importante.
- La chasse aux autres approvisionnements est donc ouverte. De quoi donner un grand coup d’accélérateur à la transition énergétique, afin de délaisser les énergies fossiles au profit des renouvelables ?
- Pas si simple. Car pour acter ce virage, aussi stratégique qu’environnemental, il faudra du temps. Beaucoup de temps.
Le baril de Brent à 116 dollars, le mégawattheure de gaz à plus de 300 euros… Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le prix du gaz et celui du pétrole flambent à des niveaux quasi-record. Et le pire est peut-être encore à venir : les échanges entre la Russie et l’Occident pourraient totalement cesser, l’UE hésitant à couper le robinet. Un problème de taille, puisque 40 % du gaz et 27 % du pétrole importés par l’Union européenne sont made in Russia. L’occasion pour les Vingt-Sept de redécouvrir leur dépendance à la Russie.
Mais n’est-ce pas, aussi, une opportunité pour la transition énergétique ? Comprendre : pourquoi l’Europe, en cherchant à se détourner des sources d’énergie russe, n’en profiterait-elle pas pour se détourner des énergies fossiles ?
Le retour du charbon ?
Pour l’UE, l’urgence est de trouver d’autres sources d’approvisionnement. En restant pour l’heure dans le domaine fossile : selon les données d’Eurostat, en 2020, plus de 70 % de l’énergie brute disponible dans l’UE était de ce type (36 % de pétrole, 22 % de gaz, 11 % de charbon). Direction le continent ? Impossible : « L’Europe ne peut se tourner vers ses propres énergies fossiles, puisqu’elle en manque cruellement », rappelle Aurore Emmanuelle Rubio, avocate et experte du développement de projets dans le secteur de l’énergie et des problématiques de décarbonation. Toujours selon Eurostat, l’Europe importait en effet 60 % de son énergie en 2019, dont 90 % de son pétrole.
Et vers les pays de l’Opep ? Ces derniers ont prévenu qu’ils ne pourraient pas suffisamment augmenter leur production pour alimenter l’Europe. Et pour le gaz, ce n’est pas plus simple : se passer de la Russie signifierait exporter du gaz non-continental, donc liquéfié. Et donc plus cher.
La solution à court terme risque donc d’être un retour au charbon. Le sous-secrétaire aux Affaires étrangères italien, Manlio Di Stefano, a déclaré que son pays « doit se préparer à une économie de guerre et est prêt à démarrer également les centrales à charbon ». Avant même l’invasion ukrainienne, en février, un décret était paru en France, destiné à prolonger l’activité des centrales à charbon cet hiver, renseigne Aurore Emmanuelle Rubio. Mais l’avocate rassure : « Le charbon, qui montre bien l’impréparation européenne, n’est en aucun cas vu comme une solution à long terme ». D’autant plus que cette option renvoie au problème initial : selon un rapport de la Commission des affaires européennes en 2020, 42 % du charbon utilisé en Europe est importé. Dont 29 % depuis la Russie…
Les risques du nucléaire
Le nucléaire sera-t-il alors une porte de sortie ? En 2019, il représentait 13 % de l’énergie brute disponible dans l’UE, et la moitié des Vingt-Sept sont équipés de centrales. Plusieurs Nations, notamment l’Allemagne, cherchaient à se dénucléariser. La crise ukrainienne pourrait réhabiliter l'énergie atomique, non dépendante des Russes. Certains pays, comme la Belgique, réfléchissent à retarder la fermeture de leurs centrales. Mais le nucléaire ne peut ̂être vu comme la seule solution, indique Patrice Geoffron, professeur d’économie et spécialiste de l’énergie à l’université Paris-Dauphine : « Il fournit de l’électricité, mais seulement pour un quart de notre consommation énergétique – les transports, par exemple, reposent encore massivement sur le pétrole. En outre, bâtir un parc nucléaire prend du temps, et cela ne pourrait pas peser sur la prochaine décennie. »
Deuxième problème, et non des moindres : la guerre en Ukraine est autant une promotion pour le nucléaire civil qu’un plaidoyer contre. Barbara Nicoloso, enseignante à Sciences Po Lille en écologie et directrice de l’association Virage Énergie, argumente : « C’est la première fois qu’un conflit se déroule dans un pays disposant de sites nucléaires civils, et on voit les questions de sécurité pour l’ensemble du continent que cela pose. Si une centrale nucléaire se fait bombarder, que va devenir l’Europe ? Cette guerre montre les risques de cette énergie ».
L’avantage déterminant de la géopolitique
On en revient donc à l’idée de départ : miser au maximum sur le renouvelable, et faire d’une pierre deux coups. Cela rejoindrait l’évidence climatique : « Le rapport du GIEC, sorti quelques jours après le début de l’invasion, insiste encore sur l’importance de limiter les énergies fossiles, rappelle Barbara Nicoloso. L’Europe est déjà dans cette voie, mais a probablement besoin encore d’une autre "motivation" ».
En 2020, 22 % de la consommation d’énergie dans l’Union venait des énergies renouvelables, contre 16 % en 2012. Les progrès sont donc là, mais le chemin long. En cause, selon Maria-Eugenia Sanin, maîtresse de conférences en sciences économiques à l’Université d’Evry, l’argent : « chaque révolution énergétique s’est faite au nom d’un motif économique, ce qui manque actuellement. Pendant des décennies, l’énergie fossile a été très rentable. Il n’y avait pas de signal économique suffisant pour qu’on fasse des investissements très forts dans des énergies décarbonées. » Mais le conflit ukrainien apporte deux nouveaux arguments sur la table. D’une part la hausse du prix des énergies fossiles, pour au moins plusieurs mois. De l’autre, « l’avantage géopolitique à devenir autonome en matière d’énergie, qui peut être la raison qui manquait pour franchir le pas », appuie la maîtresse de conférences.
En vert et contre tout
Va-t-on voir l’Europe se couvrir d’éoliennes, de champs de colza et de panneaux solaires ? Pas si vite. Les énergies renouvelables, exemple avec les éoliennes, sont gourmandes en minerais dits « critiques », tel le lithium ou le cobalt. « il faut absolument évaluer les nouvelles dépendances qui en résulteront pour l’Europe, prévient Patrice Geoffron. Mais ces dépendances seront moins drastiques que celles qui consistent à vivre sous la menace d’une coupure du gaz d’un jour à l’autre ». Selon Barbara Nicoloso, la guerre pourrait également avoir un effet contre-productif : « Avec la crise économique et militaire qui a lieu, rien ne dit que le budget prévu initialement pour la transition énergétique ne sera pas détourné pour de l’armement ou pour un nouveau « Quoi qu’il en coûte ». »
« Avec le renouvelable se pose la question du stock de l’énergie », ajoute Maria-Eugenia Sanin. Le vent ou le soleil n’agissant pas 24h/24, « cela demandera des investissements également en batterie et en hydrogène vert, pour avoir une énergie disponible tout le temps ». Bref, la tâche s’annonce complexe et la maîtresse de conférences le rappelle : « On ne construit pas des panneaux solaires en dix jours, encore moins pour remplacer toute l’énergie russe ».
Rien n’est donc simple quand on parle de remplacer le pétrole et le gaz russes. D’où, peut-être, la nécessité d’un plus vaste changement de paradigme encore. Barbara Nicoloso : « Ce qu’il faut questionner, ce n’est pas l’origine de notre énergie, mais notre quantité. Cela n’est pas tenable de consommer autant. Il faudra une transformation sociétale assez importante, avec moins de déplacements en voiture individuelle, moins de chauffage grâce à de meilleurs logements thermiques… pour diminuer nos besoins. » Mais là encore, cela demandera du temps.