Coronavirus : Est-il légal de vendre des masques aux seuls clients ayant une carte de fidélité ?

CONSOMMATION Des supermarchés ont choisi de réserver la vente de masques de protection contre le Covid-19 à leurs clients fidèles ou de la lier à l’achat obligatoire d’autres produits

Marion Pignot
Une file d'attente à l'entrée d'un supermarché
Une file d'attente à l'entrée d'un supermarché — KONRAD K/SIPA
  • Depuis le 4 mai, les supermarchés sont autorisés à vendre des masques, et certaines enseignes ont choisi de conditionner leur vente à la détention de la carte de fidélité ou à l’achat d’autres produits.
  • En Nouvelle-Aquitaine, des clients partis le chariot plein, mais sans masque, dénoncent ces pratiques sur les réseaux sociaux ou les remontent aux associations de consommateurs.
  • 20 Minutes a cherché à savoir si la loi permet aux distributeurs de réserver en priorité la vente des masques à certains clients plutôt qu’à d’autres. Selon 60 Millions de consommateurs, la pratique est illégale en France.

Des témoignages à la pelle en Nouvelle-Aquitaine, du Lot à la Charente-Maritime. Que ce soit à La Rochelle ou à Villeneuve-sur-Lot, les consommateurs égratignent Carrefour, Leclerc et Intermarché, qui ont choisi de conditionner la vente de masques à la détention d’une carte de fidélité, voire à l’achat d’autres produits. Relayés par les associations de consommateurs qui dénoncent des « pratiques illégales », ces témoignages sont vite arrivés aux oreilles des directions des enseignes montrées du doigt. Première visée, Intermarché a vite réagi par la voix de son président, Thierry Cotillard, et assuré à France Info que cette opération n’avait duré « que trois jours ». Ceci avant le 4 mai, date à laquelle les enseignes étaient autorisées à mettre en vente leur stock de masques chirurgicaux.

Les témoignages continuent cependant de pleuvoir. En Gironde, près de Blaye, des clients sans carte de fidélité assuraient la semaine dernière ne pas avoir pu se procurer un masque à leur arrivée dans leur Intermarché. D’autres, habitués et détenteurs du sésame, s’étonnaient de ne pas avoir reçu le fameux mail leur indiquant un horaire pour retirer au point de vente la précieuse protection contre le Covid-19.



Enfin, à Villeneuve-sur-Lot, une cliente d’un Leclerc qui venait de remplir « un caddie à 250 euros » s’est dite « effarée », ce lundi, de ne pas avoir pu ressortir du magasin avec un masque, faute de carte de fidélité. A Bidart (Pays Basque), les clients d’un Intermarché auraient encore dû, en fin de semaine dernière, présenter leur carte de fidélité.

Sous le coup de l’article L121.11 du Code de la consommation

« Nous récoltons de nouveaux témoignages chaque jour, explique Lionel Maugain, confrère de 60 Millions de consommateurs qui a rapidement dénoncé ces pratiques. Il faut absolument que ces clients continuent de signaler ces abus sur la plateforme Signal Conso, aux associations de consommateurs voire à la répression des fraudes. »

Le journaliste évoque des abus car il s’avère que ces « deux phénomènes que sont le refus de vendre un masque aux non bénéficiaires d’une carte de fidélité ou l’obligation d’achat d’autres produits pour obtenir une protection » sont deux pratiques qui tombent, selon les associations de défense des consommateurs, sous le coup de l’article L121.11 du Code de la consommation. « On est clairement sur un "refus de vente" tel que le précise cet article, détaille Lionel Maugain à 20 Minutes. Il est effectivement interdit de refuser à un consommateur la vente d’un produit ou la prestation d’un service, sauf si l’on avance un motif légitime. »

« Des épiphénomènes » selon Intermarché

« Cette opération n’a pas duré longtemps et a été lancée dans le seul but d’éviter la cohue dans les magasins et de respecter les gestes barrières », explique ce mercredi Intermarché, qui selon un communiqué publié le 2 mai, s’est fait livrer 50 millions de masques à usage unique, vendus par boîtes de 50 [soit un million de boîtes pour ses 2.100 magasins Intermarché et Netto]. « Aujourd’hui, nous évitons encore de mettre des masques en rayon pour éviter les embouteillages sachant que, depuis le 4 mai, chacun peut commander des masques via notre plateforme et venir les chercher au magasin. », indique encore à 20 Minutes l’enseigne, qui avait envoyé un mail de réservation de masques à deux millions de porteurs d’une carte de fidélité. Selon Thierry Cotillard, plus de 300.000 personnes ont répondu et 15 millions de protections auraient ainsi été prévendues à des consommateurs fidèles.

​Selon Intermarché, s’il reste « des problèmes », ce ne sont que « des épiphénomènes » liés à des « retards dans les livraisons » ou à la gestion de certains points de vente « par les chefs d’entreprise indépendants ». De con côté, Carrefour assure à 20 Minutes que la consigne nationale n’a pas été de « conditionner la vente des masques à la détention d’une carte de fidélité ou à l’achat de produits en magasin ». Là aussi, les cas rapportés sur les réseaux sociaux ou recueillis par 20 Minutes ne seraient liés qu’à des initiatives de marketing locales. « Nous avons eu un cas dans l’Orne ce week-end et nous avons appelé l’enseigne pour lui rappeler notre politique », explique-t-on chez Carrefour.

« Il y a clairement une inégalité de traitement »

Joint par téléphone, Me Pierre-François Divier, avocat qui s’est déjà frotté à la défense des consommateurs, se montre plus prudent concernant l’illégalité de ces pratiques commerciales. « En ce moment, les textes changent à une vitesse incalculable. C’est un peu flou. La vente de masques en grandes surfaces était interdite il y a quelques jours, alors discuter du motif légitime d’un refus de vente me semble encore compliqué », avance l’avocat. D’autant que les « opérations privilèges » auxquelles donnent droit les cartes de fidélité n’ont, elles, rien d’illégale.


« C’est abusif, tranche, de son côté, Me Elsa Raitberger, spécialiste du droit de la consommation. Nous sommes sur un produit sanitaire dont la vente ne saurait être conditionnée ou être soumise à une opération promotionnelle ». « Evoquer un manque de stock ou une offre privilège n’est pas un motif légitime et imposer une vente liée à un autre produit est illogique dans le cas du masque qui se suffit à lui-même. Tout ça est illégal, on est clairement sur de la fraude », poursuit l’avocate, qui rappelle que l’obligation de souscrire à une carte de fidélité pose aussi la question de la protection des données personnelles.

Dix jours après l’arrivée des masques en grandes surfaces, les clients continuent de dénoncer des ventes rationnées et la réservation de protections sanitaires devenues indispensables aux clients fidèles… ou à ceux sachant faire une commande sur Internet. « Il y a clairement une inégalité de traitement. Tout le monde l’admet, même la Fédération du commerce. C’est regrettable en temps de crise sanitaire », tranche Lionel Maugain, qui rappelle que « la vente liée voire forcée est interdite en France ».

Sollicitée, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) n’a toujours pas répondu aux questions de 20 Minutes.