Interview croisée 2/2: Le CETA signe-t-il la fin de la démocratie?

DEBAT Faut-il craindre le CETA, ce traité de libre-échange entre l’UE et le Canada que les eurodéputés doivent valider ou rejeter dans un mois ? « 20 Minutes » a organisé un débat entre deux experts…

Céline Boff
— 
Une militante anti-CETA, lors d'une manifestation organisée le 30 octobre dernier à Bruxelles.
Une militante anti-CETA, lors d'une manifestation organisée le 30 octobre dernier à Bruxelles. — MARTINI VIRGILIO/SIPA

Le 17 février, soit dans très exactement un mois, les eurodéputés devront se prononcer sur le CETA, l'accord de libre-échange entre l’UE et le Canada. S’ils le valident, ce texte entrera en vigueur en mars *. Sera-t-il une chance ou un cauchemar pour vous ? C’est ce qu’a cherché à savoir 20 Minutes en organisant un entretien croisé avec:

  • Un défenseur du CETA : Edouard Bourcieu, conseiller commercial à la Commission européenne, l’institution qui a négocié l’accord 
  • Une opposante au CETA : Amélie Canonne, présidente de l’Association internationale des techniciens, experts et chercheurs (Aitec).

Après l’agriculture et l’alimentation, ces deux experts échangent sur la question de la souveraineté du peuple et celle de l’arbitrage – cette justice spécifique qui permet à une entreprise de poursuivre un Etat si elle estime qu’une nouvelle loi a réduit ses profits de façon discriminante.

>> A lire également : Le premier volet de cet entretien croisé qui porte sur l’agriculture et l’alimentation.

Le CETA va créer une cour d’arbitrage, qui sera chargée de régler les conflits entre les entreprises et les Etats. Edouard Bourcieu, pourquoi créer cette justice spécifique ? Pourquoi ne pas permettre à nos tribunaux publics de trancher ces litiges, comme ils le font à l’heure actuelle ?

Edouard Bourcieu (EB) : Parce que nous devons défendre nos intérêts ! Je m’explique. Si la filiale européenne d’une entreprise canadienne s’estime discriminée, elle peut saisir la justice européenne en ayant la certitude d’être traitée au même titre qu’une entreprise 100 % française ou 100 % italienne. Mais ce n’est pas le cas dans l’autre sens. Si la filiale canadienne d’une entreprise européenne s’estime discriminée, elle n’est pas certaine d’obtenir gain de cause car le principe de non-discrimination fondée sur la nationalité n’existe pas dans le droit canadien. Voilà pourquoi nous devons créer une cour spécifique. L’objectif est de protéger les entreprises européennes.

L’objectif est de protéger les entreprises européennes

Amélie Canonne (AC) : Tiens donc ! C’est un argument que vous ne nous aviez jamais donné ! Et il me surprend dans la mesure où des juristes de 24 pays de l’UE nous disent que ni l’Europe, ni le Canada n’ont besoin de ce mécanisme de cour d’arbitrage.

Bon, prenons un exemple concret. Le pétrolier américain Schuepbach a attaqué l’Etat français à plusieurs reprises pour avoir annulé, en juillet 2011, ses permis de recherche de gaz de schiste à Nant (Aveyron) et à Villeneuve-de-Berg (Ardèche). La justice française ne lui a jamais donné raison. Aurions-nous eu le même jugement avec la cour d’arbitrage ?

EB : Evidemment, parce qu’il est dans l’intérêt fondamental de l’Etat français de pouvoir interdire la fracturation hydraulique. C'est une réglementation qui est prise dans l'intérêt général, pour protéger l'environnement. Ce n’est donc pas une décision qui peut être attaquée.

AC : Mais enfin, vous ne pouvez en aucun cas être certain que la cour d’arbitrage statuera dans le même sens que le tribunal administratif français !

EB : Si, parce qu’une entreprise ne peut pas poursuivre un Etat dans le but de remettre en cause des politiques qui visent l’intérêt général, c’est-à-dire qui cherchent à protéger la santé des citoyens, l’environnement ou encore les droits du consommateur. C’est écrit noir sur blanc dans le CETA. Et ce genre de plaintes ne sera même pas recevable.

Mais alors, dans quel cas un Etat peut-il perdre face à une multinationale ?

EB : Dans le seul cas où l’entreprise étrangère parvient à démontrer que la décision publique n’a pas été prise pour protéger l’intérêt général, mais pour la discriminer. Autrement dit, dans un cas manifeste d’arbitraire ou de protectionnisme déguisé.

AC : Ce qui laisse de nombreuses possibilités. Par exemple, si une entreprise étrangère souhaite implanter une ferme de 1.000 vaches dans une commune française qui ne veut pas accueillir ce type de projet. Comme une autre ferme de ce type existe déjà en France, la plainte sera recevable. Et puis, la question n’est même pas de savoir si l’entreprise gagnera. A travers le monde, le recours aux tribunaux d’arbitrage explose depuis une quinzaine d’années et cela a pour effet de paralyser les gouvernements. De crainte d’être poursuivies, les autorités publiques n’osent plus prendre de décisions de bien public.

EB : La vérité, c’est que l’arbitrage tel qu’il existe à l’heure actuelle soulève effectivement de multiples questions et que nous avons répondu à chacune d’entre elles avec notre réforme et la Cour que nous voulons mettre en place, dont le fonctionnement sera très différent de celui des tribunaux d'arbitrage actuels. Nous proposons une réforme profonde du système de protection des investissements, qui tourne le dos à l'arbitrage et qui a été saluée par des organisations telles que la CNUCED, que l’on ne peut pas taxer d’ultralibéralisme. Cette organisation voudrait même que l’UE porte cette réforme au niveau mondial ! Il y en a besoin.

L’élection de Donald Trump s’explique, entre autres, par un rejet très fort du libre-échange. Edouard Bourcieu, entendez-vous cette critique des peuples ?

EB : Nous entendons bien sûr les inquiétudes liées à la mondialisation et il faut reconnaître qu’elle fait des gagnants et des perdants. C’est justement pourquoi nous devons anticiper et accompagner les changements. Si le CETA consistait à remettre en cause la capacité des Etats à légiférer, je serais le premier à aller dans la rue. Si cet accord devait changer quoi que ce soit en matière de bœuf aux hormones ou d’OGM, je serais le premier à manifester contre. Mais ce n’est pas la réalité. Le fait est que nous passons notre temps à négocier des dispositions protectrices. Sur les marchés publics par exemple, nous sommes très ouverts du côté européen alors que le Canada est beaucoup plus fermé. Le CETA va rééquilibrer la situation, en permettant la même ouverture des deux côtés de l’Atlantique. Mais nous gardons toute liberté d'imposer des critères sociaux ou environnementaux comme nous pouvons le faire aujourd'hui.

Mais même si le CETA était le meilleur des accords possibles, du moment que les peuples n’en veulent pas, pourquoi le leur imposer ?

EB : D’abord parce que nous avons le soutien sans faille des chefs d’Etat et de gouvernement des 28 pays de l’UE et, pour l’instant, des parlementaires européens. Or, toutes ces personnes ont été élues de manière démocratique. Et si elles soutiennent le CETA, c’est parce que cet accord va contribuer à la relance de la croissance et de la création d’emplois en Europe. Regardez l’accord que nous avons signé avec la Corée du Sud, un pays proche du Canada en termes de population et de niveau de développement. Avant son entrée en vigueur, de nombreux Européens s’inquiétaient, notamment pour notre industrie automobile. Or, cinq ans plus tard, les exportations européennes vers la Corée du Sud ont progressé de 75 % ! Quant aux constructeurs français de voitures, ils ont quadruplé leurs ventes dans ce pays.

Des militants anti-CETA.
Des militants anti-CETA. - Geert Vanden Wijngaert/AP/SIPA

AC : Vous dites que l’accord avec la Corée du Sud a apporté de multiples bénéfices à l’Union européenne. C’est faux ! Il a apporté de multiples bénéfices aux entreprises qui font du commerce en Corée du Sud. Et cet accord ne me semble pas avoir créé des milliers d’emplois dans l’UE ces cinq dernières années… Plus globalement, vous êtes persuadés que vous pouvez convaincre les citoyens que cette mondialisation n’est pas dangereuse. Mais ce que vous ne comprenez pas, c’est que les citoyens n’ont pas peur. Ils ne veulent seulement plus de ces accords de libre-échange qui les ont conduits à cette situation de chômage de masse, de pouvoir d’achat réduit, de services publics constamment érodés. Ce n’est pas un problème de communication, mais de vision ! Les citoyens veulent une autre politique. Ils ne sont pas opposés au commerce entre les pays, mais ils veulent des échanges qui fonctionnent sur la complémentarité et non sur la concurrence. Ils ne veulent plus être dans une situation de guerre économique !

Les citoyens n’ont pas peur. Ils veulent une politique différente.

EB : Mais notre objectif est justement de réguler cette mondialisation. Nous vivons dans un monde où les échanges sont la règle mais où les règles manquent. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) par exemple n’encadre pas les échanges dans le domaine social ou encore environnemental. L’UE a tout fait pour que cela change mais nous ne sommes pas parvenus à obtenir satisfaction à l'OMC. La seule solution, d’après nous, est donc de négocier des accords bilatéraux de qualité avec nos partenaires. C’est ce que nous faisons avec le CETA. Et quand nous aurons poussé la plupart de nos partenaires à signer des accords mieux-disants, il nous sera plus facile de convaincre l’OMC de les généraliser à travers le monde.

>> A lire également : Le premier volet de cet entretien croisé qui porte sur l’agriculture et l’alimentation.

*Le CETA a été signé le 30 octobre dernier par le gouvernement canadien et le Conseil européen, c’est-à-dire les chefs d’Etat et de gouvernement des pays de l’UE. Si les eurodéputés valident ce texte – ils se prononceront le 17 février – le CETA sera partiellement mis en œuvre dès le 1er mars. En fait, la majorité des dispositions s’appliqueront, à l’exception de celle sur l’arbitrage. Celle-ci entrera en vigueur quand les 38 parlements nationaux et régionaux de l’UE auront voté le texte, ce qui devrait prendre des années.