Comment les femmes ont déstabilisé le monde
ESSAI Le sociologue François de Singly publie «Séparée, vivre l'expérience de la rupture», premier livre de sociologie sur la séparation ordinaire publié en français depuis le rétablissement du divorce par consentement mutuel en 1975...
«Il n’y avait plus de place pour moi dans sa vie. Ou plutôt je n’avais plus ma place». C’est ce que Pauline a confié au sociologue François de Singly, évoquant son compagnon. Et c’est ainsi qu’elle s’en est séparée, de ce type qui «passait dix fois plus de temps à jouer avec son lapin qu’à être avec [elle]». Lui aurait sans doute pu se satisfaire de leur relation. Mais Pauline, non. Parce que c’est une femme, et que la conception que les femmes ont du couple est différente de celle des hommes.
Cette différence, le sociologue François de Singly l’explique dans son passionnant essai, Séparée, vivre l'expérience de la rupture (Armand Colin). Les probabilités de divorcer ont doublé entre 1978 et 2008, «et cela est dû aux femmes, qui sont à 75% celles qui demandent le divorce dans le couple», explique François de Singly à 20Minutes. «Car elles ont réintroduit l’amour au sein d’une institution qui n’était auparavant qu’une simple histoire de reconnaissance sociale».
Amour totale ou cloisonnement
Dans nos sociétés occidentales individualistes, la définition que chacun a de son individualité n’a jamais eu autant d’importance. Historiquement, «les hommes sont devenus individus avant les femmes, explique le sociologue. Ils avaient plus de droits, plus d’avantages, ils pouvaient se construire à la fois dans leur vie sociale, professionnelle, et intime. A l’inverse, la construction de l’individualisation pour les femmes ne pouvait passer que par ses proches, et surtout son mari, dont elle dépendait». Au sein d’un couple, une femme aura donc besoin que son conjoint l’aime entièrement, et lui donne ainsi, à lui seul, toute la reconnaissance dont elle a besoin. Alors que les hommes ont appris à cloisonner davantage, et à fractionner la reconnaissance qu’ils reçoivent.
D’où un besoin de discussion, d'attention prêtée à l'autre, comme l'illustre le cas de Barbara, autre témoin de l’étude. «Il ne me disait jamais «oh, cela te va bien», ou «tu es bien habillée». Jamais rien. Je m’habillais comme je voulais parce qu’il ne me disait jamais si cela ne lui plaisait pas non plus. Jamais. Jamais.»
Sans cet amour «total» que les femmes réclament le plus souvent, elles ont trop à perdre d’elles-mêmes; elles partent. Les hommes eux, auraient davantage tendance à prendre une maîtresse. Et si les divorces n’augmentent que depuis quelques décennies, c’est simplement qu’avant, les femmes n’avaient pas les moyens économiques de leur indépendance. En demandant l’amour au sein du couple, les femmes ont demandé le divorce. «Elles ont déstabilisé le monde beaucoup plus qu’on ne le croit, car tout ceci a ensuite un impact sur la sphère publique, la perception de la reconnaissance à l’école, au travail…»
Bien ou mal?
Cette déstabilisation inquiète - les hommes surtout. «Les romans ou les films en attestent, comme le livre de Frédéric Beigbeder, L’Amour dure trois ans, ou celui de Pascal Bruckner, Le Mariage d’amour a-t-il échoué?». Depuis que le mariage est fondé sur l'amour, la séparation est une possibilité de départ. «Dans un mariage arrangé, on n’attendait rien qui puisse être déçu, aucune reconnaissance de l’autre. Dans un mariage d’Amour, tout peut l’être au contraire», souligne François de Singly.
Mais si ce nouveau mariage d’amour est plus fragile, la société ou les enfants ne le sont pas plus, selon l’auteur. «Si une mère reste avec un père et sent son identité niée, se sent écrasée, c’est un mauvais exemple éducatif. Car c’est dans l’éducation qu’on apprend à dire ‘je’».