«Fondu au noir»: Ed Brubaker et Sean Phillips réactivent les chasses au sorcières d'Hollywood
COMICS Quinze ans après leur première collaboration, Ed Brubaker et Sean Phillips signent leur projet le plus ambitieux, un polar très noir sur fond de Maccarthysme à Hollywood…
Ce comics fera date. Signé d’un duo habitué à cartonner en librairies (avec les séries Criminal, Incognito et Fatale), ce pavé de près de 400 pages s’inspire du meilleur du film noir hollywoodien. En moins prude, toutefois, puisque Fondu au noir comprend aussi, souci de réalisme oblige, quelques scènes un peu… olé olé. Et en moins aseptisé puisqu’y sont évoquées les chasses aux sorcières très prisées au début des années 1950 dans les studios californiens…
Pas convaincu(e) ? Ok, alors jetez un œil sur les premières planches de l’album que les éditions Delcourt ont la gentillesse de présenter, en avant-première, aux lecteurs de 20 Minutes. On en reparle après ?
Carrément glauque, non ? Vous venez de découvrir comment Charlie Parrish, un scénariste de cinéma un peu alcoolo, se retrouve embringué dans une galère pas possible après s’être réveillé aux côtés du cadavre de la starlette la plus en vue d’Hollywood. Comme on découvre très vite que la victime a été étranglée, Charlie, ne se souvenant de rien, s’interroge logiquement sur sa part de responsabilité. Puis, constatant que le crime est étouffé par la direction des studios, il se lance dans sa propre enquête…
Un fond de méta fiction
Du sexe, du sang et des paillettes. La recette, éprouvée, fonctionne toujours et Fondu au noir, en mixant habilement tous ces ingrédients, captive d’emblée. On pense évidemment aux célèbres romans L. A. Confidential ou Le Dahlia noir, de James Ellroy, mais aussi, dans la construction de l’intrigue, à certains recueils de nouvelles de Dashiell Hammett (souvent considéré comme le fondateur du roman noir).
Ce que le scénariste américain Ed Brubaker, interrogé par 20 Minutes, ne nie pas : « Il est clair que mon récit est très "film noir". En fait, j’ai d’abord voulu écrire un scénario de film noir classique dont le personnage principal est vite devenu un type qui écrit lui-même des films noir… l’ensemble a donc un fond très méta fictionnel. »
Mais plus que l’intrigue, somme toute assez classique, ce qui marque vraiment dans Fondu au noir, c’est son fond historique. Car l’action se déroule à la fin des années 1940, alors que l’Amérique, en pleine guerre froide, se livre à une nouvelle chasse aux sorcières visant les sympathisants ou militants communistes.
Or s’il tenait à cœur à Brubaker de revenir sur cet épisode (qui fut particulièrement violent dans le milieu du cinéma), c’est qu’il l’a personnellement touché : « Je suis fasciné par cette période depuis l’enfance parce que mon oncle (John) était un scénariste célèbre à Hollywood dans les années 1940-50. Il y a écrit On the Beach, The Wild One, Murder My Sweet et beaucoup d’autres films. Et plusieurs de ses amis faisaient partie des Dix d’Hollywood. J’ai donc grandi en entendant des histoires de listes noires, etc. »
Un traumatisme personnel
« C’était quelque chose d’antiaméricain et d’inconstitutionnel qui a brisé les vies d’artistes innocents. Même passés, ces événements brutaux continuent de m’horrifier », poursuit Ed Brubaker, qui avoue se demander comment il aurait réagi s’il avait vécu à cette époque. Car il aurait été concerné, lui qui, en sus de son activité de scénariste de comics, travaille de plus en plus pour la télé (il a participé à l’écriture de la série Westworld et vient de co-créer, avec Nicolas Winding Refn, une série pour Amazon).
Celà étant précisé, revenons à la forme de Fondu au noir, ce thriller vertigineux, âpre, violent, et qui ne ressemble pas à la production passée de Brubaker et Phillips. « Sûrement parce qu’on a travaillé un peu différemment, confirme Brubaker. Étant donné le nombre de pages de l’album, j’ai pu approfondir les chapitres. Sean a dû aussi beaucoup se documenter pour restituer graphiquement l’époque et les lieux. Cet album est le plus long one-shot que nous ayons réalisé ensemble, et je trouve qu’il se rapproche plus d’un roman que tout ce que nous avons produit jusqu’ici. »
Si on ne peut difficilement - au risque de spoiler - en dévoiler davantage sur l’intrigue, on précisera que le duo parvient, avec ce projet hors du commun, au firmament de son talent. La conjonction du savoir-faire scénaristique de Brubaker et du trait vif et tranchant de Phillips fait des merveilles, au point qu’on rêve que leur collaboration soit éternelle. « Sean est mon partenaire artistique privilégié, et j’écris systématiquement avec l’idée que ce sera lui qui dessinera. Je veux écrire des comics pour lui jusqu’à ma mort », rigole Ed Brubaker. On espère que celle-ci surviendra le plus tard possible… pour ses proches, bien sûr, mais aussi pour avoir l’occasion de découvrir de nombreux futurs comics de la qualité de Fondu au noir.
Fondu au noir, d’Ed Brubaker et Sean Phillips (couleurs d’Elizabeth Breitweiser) - éditions Delcourt - 34,95 euros
En vente le 29 novembre 2017