Pourquoi ce besoin irrépressible de consulter son smartphone, même en pleine conversation?

MINUTE PHILO Pourquoi, hein, pourquoi? Le philosophe italien Maurizio Ferraris vient de publier un essai sur la «force» qui nous pousse à nous soumettre aux ordres de notre téléphone…

Annabelle Laurent
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La méthode forte.
La méthode forte. — Fox/New Girl

Vous prenez l’apéro avec un ami. Vous l’aimez, cet ami. Vous lui avez même payé sa bière, si ce n'est pas une preuve d'amour, ça. Il vous raconte sa vie et ça vous intéresse, vous ne faites même pas semblant. Mais votre téléphone portable vibre - ou pire, et plus probablement, s'allume simplement, ce que vous voyez puisqu'il est resté sur la table. Un SMS, un , Messenger, une notification, qu’importe: vous lisez. Et répondez dans la foulée. Parce que c’est urgent. Parce que vous croyez que c’est urgent. Parce que c’est une bonne blague qui mérite une répartie immédiate. Etc, etc… 

Si si, je t’écoute. Attends... {trente secondes de silence gênant} - voilà c’est bon. Je le range. Excuse-moi. Tu disais?

29% d'impolis?

Si la scène ne vous est pas familière, bravo... pour votre savoir vivre, tout simplement? Ce serait une première façon de clore le débat. Simple question de politesse. A moins qu'il s'agisse aussi de l'indépendance dont nous réussissons à faire preuve vis-à-vis de notre smartphone. L'«oublier» pendant un verre ou un dîner est devenu une autodiscipline que nous peinons de plus en plus à nous infliger.

Pas étonnant quand on sait que l'intervalle moyen entre les vérifications de son smartphone est de... . Une étude récente a par ailleurs montré que 72% des ados américains ressentent le besoin de répondre immédiatement aux messages qu’ils reçoivent.

«Vous arrive-t-il de consulter ou de pianoter sur votre smartphone pendant qu’un proche vous parle?». La question, intégrée à la (très riche) étude BVA [] sur l'attention à l'heure du numérique, publiée début septembre, nous a interpellé. 

Le verdict? 6% des sondés répondent que cela leur arrive «souvent», 23% «de temps en temps». 28% assurent le faire «rarement», et 43% se drapent dans leur vertu: «jamais».
Soit tout de même 29% admettant le vice.

Quelques jours avant la parution de l’étude, le philosophe italien Maurizio Ferraris* publiait , un essai dans lequel il s’interroge sur la «force» qui nous pousse à répondre aux sollicitations de nos téléphones portables et autres appareils connectés ayant produit, selon lui, la «militarisation de la vie civile».

Son point de départ est une expérience personnelle: un réveil en pleine nuit. Il raconte: « Je cherche à savoir l’heure, et naturellement, je regarde mon portable, qui m’apprend qu’il est 3 heures du matin. Mais je vois en même temps qu’un e-mail est arrivé (l'e-mail concerne une question de travail) (…) et aussitôt: je lis et je réponds».

Nous avons donc contacté Maurizio Ferraris pour tenter de répondre à la question qui nous taraude. Celle du titre, si vous suivez.

S’est-il étonné qu’un tiers d’entre nous consulte son téléphone en compagnie d’un proche? «Pas du tout. Combien de fois entre proches on ne s’écoutait pas, bien avant le portable.»

Surtout, pour Maurizio Ferraris, il serait faux de considérer que répondre à une sollicitation, quelle qu’elle soit (un appel, l’arrivée d'un e-mail, d'un SMS, d'une notification), revient à privilégier une interaction virtuelle à une interaction réelle.



 «L’interaction est aussi réelle que celle avec celui qui nous fait face. C’est sur cela que l’on se trompe. Si  (celui de Goethe) était en train de parler avec un proche et recevait une lettre de Charlotte, personne ne s’étonnerait du fait qu’il privilégie la lettre. Et personne ne dirait que la deuxième relation est virtuelle. Même chose avec le portable.»
 

GfK, qui maintient, à l'inverse du philosophe, la distinction entre interactions virtuelles et réelles, a justement évalué en février dernier . Sur 22 pays étudiés, 23% des consommateurs en ligne s'accordent à dire que les interactions virtuelles peuvent avoir la même valeur qualitative qu'une présence physique, et seulement 15% déclarent ne pas être d'accord. Ce qui pourrait en partie expliquer que prioriser l'interaction avec notre ami par rapport à un SMS ne soit plus si évident. 

Parmi les motivations pour lesquelles nous nous soumettrions aux ordres de notre téléphone portable, Maurizio Ferraris évoque la peur de l’exclusion. «L’appel téléphonique dans la nuit, pour aberrant que cela paraisse, ferait de moi une partie de l’humanité et le croyant d’une religion partagée», écrit-il. Mais pourquoi aurait-on la peur d’être exclu quand un ami nous fait face?

 «Tout dépend de la personne "proche" qui nous fait face. Si l’on est au contrôle des passeports ou devant un gendarme, je crois que la plupart des gens privilégieraient le contact direct avec le policier. On est plus soumis qu’on ne le pense, et on négocie entre différentes autorités: le visage de l’autre, l’écran du portable, l'uniforme de la police, le message de l’empereur...»
 

L'autorité de votre ami, en revanche, ne vous terrorise pas. Vous consultez votre téléphone en jugeant que vous n'avez rien à perdre. Voire que vous y gagnez. Il y a dans cette dépendance, bien plus que de l'aliénation, juge Maurizio Ferraris, quelque chose qui est «surtout de l'ordre de la gratification et de la reconnaissance (rien n'oblige les usagers à poster compulsivement leurs messages sur les réseaux sociaux)». 

Lâche ce téléphone 

Mais pour quelles conséquences? A l'automne dernier, l'anthropologue et psychologue Sherry Turkle - dont l'ouvrage  est paru en français en 2015 - divisait l'opinion avec  («Reprendre la conversation»), un ouvrage à charge dans lequel elle accuse le numérique d'avoir détériorié la qualité de nos conversations et réduit notre capacité d'empathie. 

Les plus jeunes ont perdu l'habitude de la conversation, écrit-elle, se soustraient «à l’embarras des relations humaines directes » et préfèrent le confort des interactions numériques. Le seul fait qu'un téléphone s'interpose entre deux amis à une terrasse de café changerait par ailleurs la nature de la conversation qui en deviendrait plus inconséquente, moins impliquante... 

Soit un point de vue opposé à celui du philosophe, pour lequel interactions virtuelles et réelles sont proches... 

Nous aspirons, par ailleurs, et de plus en plus, à ces moments de déconnexion: parmi les sondés de l', 47% disent «éviter l'enfermement numérique (tendance à communiquer majoritairement par le numérique) en privilégiant la communication en face-à-face dès que possible» et 41% assurent «s'imposer des temps de déconnexion (une heure par jour ou une soirée par semaine)». 

36% déclarent même «désactiver les notifications et les alertes sur leur mobile», ce qui ferait plaisir à quelqu'un comme , l'ex-ingénieur «repenti» de Google, qui nous invite à désactiver toutes les notifications de notre téléphone, et à d'autres solutions pratiques très simples (réorganiser son écran d'accueil, organiser ses dossiers...) dans le cadre de son ambitieux projet Time Well Spent.

Le signe que nous saurons de mieux en mieux échapper à ce que le philosophe appelle la mobilisation totale? A condition d'être patient, conclut Maurizio Ferraris, optimiste: 

 «Ne nous pensons pas comme des êtres parfaits tombés dans un monde imparfait et injuste; Elaborons une pour le web, où il s’agit d'apprendre à y être libres et actifs. Il faut du temps, de la réflexion, mais n’oublions pas qu’il a fallu des générations de poulets pour apprendre à ne pas se faire écraser par les autos».
 



*Il y a plus de dix ans, le philosophe publiait déjà T’es où ? Ontologie du téléphone mobile (éd. Albin Michel, 2005), où il analysait le bouleversement qu’il y avait à trimballer un téléphone mobile qui nous confère, par sa simple existence, un devoir de réponse. Rappelons-nous que la majorité de l’humanité n’a jamais eu à répondre à la question «T’es où?» en se baladant tranquillement dans la rue.