Festival de Cannes : Le cinéma échappe-t-il au politique ? Non
Fake Off Un festival de la « gauche résistante » ou apolitique ? Des films « biberonnés aux aides publiques » ? On fait le point sur les polémiques
- Un discours et le monde politique est en ébullition. Les propos de Justine Triet, gagnante de la Palme d’Or à Cannes, ont suscité de nombreuses réactions, parfois très virulentes.
- Alors, Cannes, est-ce un festival de la « gauche résistante » ou apolitique ? Le monde du cinéma s’inquiète-t-il pour rien ? Les films sont-ils « biberonnés aux aides publiques » ?
- On fait le point.
Quatre jours plus tard, le discours de Justine Triet, gagnante de la Palme d’Or à Cannes, sur le risque de marchandisation de la culture ne passe toujours pas. Dans « Quotidien », le 30 mai, la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak a défendu sa position, elle qui s’était dite « estomaquée » par des « propos ingrats et injustes ». Sur le plateau de l’émission, elle a indiqué qu’elle ne réclamait « ni gratitude ni reconnaissance ». Mais répète qu’elle ne voit pas « pourquoi il y a à s’inquiéter et à donner des discours aussi excessifs qui laissent penser qu’on est en train de détruire notre modèle d’exception culturelle alors que pas du tout ».
- Des inquiétudes pour rien ?
Pourtant, Justine Triet n’est pas la seule à s’inquiéter dans le monde du cinéma. Tout est lié au fonctionnement du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), institution créée en 1946, qui récolte et distribue les aides à la réalisation et production de films. La reconduction de Dominique Boutonnat à la tête du CNC par le gouvernement en juillet 2022 avait déjà été très contestée. Ce dernier doit être jugé pour agressions sexuelles sur son filleul, des accusations qu’il réfute. En février 2021, les instances représentatives du cinéma avaient demandé sa mise en retrait en attendant le procès.
D’autres griefs lui sont reprochés. En juillet 2022, une de ces instances, la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF) s’opposait à sa reconduction. Si elle a reconnu « certaines avancées », elle dénonce depuis sa nomination en 2019 un « brouillage grandissant des frontières entre cinéma et audiovisuel, la redistribution des aides en faveur de films déjà soutenus par le marché, la multiplication, au sein des commissions, des critères de performance et de rentabilité ». La SRF a d’ailleurs soutenu Justine Triet dans un communiqué à la suite de son discours. La réalisatrice avait rappelé aussi dans son discours que « sans cette exception culturelle, [elle] ne serait pas ici » à Cannes.
Rima Abdul-Malak, elle, a voulu défendre le bilan d’Emmanuel Macron sur TMC et évoqué notamment le fonds de soutien aux artistes pendant la crise Covid, l’instauration d’une taxe sur les contenus de YouTube ou d’Apple en 2018 pour financer la création, ou le nouveau plan de soutien pour aider les tournages avec 350 millions d’euros prévus jusqu’à 2030.
- Le débat sur les origines du festival, créé en 1939, et son apolitisme
Mêler politique et cinéma, est-ce une trahison de l’esprit originel ? Plusieurs l’ont reproché à Jean-Luc Mélenchon, qui a soutenu le discours de Justine Triet et salué « la gauche résistante qui avait créé le festival ». Clémentine Fauré-Bellaïche, une professeure assistante dans une université étasunienne lui a rétorqué que c’était « n’importe quoi ». « C’est Jean Zay, Juif, résistant, assassiné par la Milice, qui a créé le Festival - précisément pour que le cinéma échappe à toute récupération politique et idéologique. En réponse à la palme de la Mostra, filée à L. Riefenstahl sous la pression de Hitler », a-t-elle résumé, une réponse retweetée par Aurore Bergé, la présidente du groupe Renaissance à l’Assemblée nationale.
Deux lectures incompatibles ? Pas si sûr, car cette ambivalence politique se retrouve dès les origines du festival, nous explique l’historien Olivier Loubes, auteur de Cannes, 1939, le festival qui n’a pas eu lieu (éd. Armand Collin). Il faut rappeler que le premier festival a été annulé à quelques jours de l’ouverture, prévue le 1er septembre 1939, début de la Seconde Guerre mondiale. Cannes est bien pensé comme une « contre-Mostra, souligne Olivier Loubes, en réaction à et pour contrer la politisation fasciste et nazie du palmarès d’août 1938 ». La Mostra de Venise avait alors primé deux films, un film fasciste italien, Luciano Serra pilota, coproduit par le fils de Mussolini, et un film nazi, les Dieux du stade de Leni Riefenstahl, sur les Jeux olympiques de 1936 à Berlin. Et cette récompense a été attribuée sur « la très forte recommandation, on a ses carnets donc on le sait, du [ministre de la propagande nazie] Joseph Goebbels », précise l’historien.
« L’origine de Cannes 1939 est bien politique, elle est antifasciste incontestablement, souligne-t-il. Mais la base sur laquelle va être faite cette annonce de la fondation d’un nouveau festival, c’est justement de dire : “il faut que nous mettions en place un festival du monde libre”, c’est le vocabulaire employé, face à la politisation opérée par les puissances fasciste et nazie de l’Axe. » Dans le règlement de 1939, le mot antifascisme n’apparaît pas, « surtout pas », ajoute Olivier Loubes. « Le règlement dit bien que c’est le monde libre qui va jusqu’à l’Union soviétique, que tout ça n’est pas politique, mais il n’empêche que l’application du règlement est éminemment géopolitique et antifasciste », commente-t-il, citant la décision de sélectionner, par exemple, un film tchécoslovaque alors que le pays avait été annexé par Hitler.
Jean Zay, identifié à la gauche du Parti radical et ministre de l’Education et des Beaux-Arts du gouvernement du Front populaire de Léon Blum, est « porteur d’une ligne qui veut montrer la force culturelle des démocraties, d’une gauche qui souhaite résister à la montée en puissance des fascismes y compris par une politique culturelle internationale », appuie-t-il. Mais, c’est « sous couvert d’apolitisme, s’amuse l’historien. Pour nous, c’est paradoxal, à l’époque, c’est très clair. Le fait d’imaginer, puis de créer un festival alternatif, c’est bien sûr politique. Jusque dans la fabrique du jury, du palmarès, il y a un ADN politique à Cannes depuis 1939, c’est incontestable ! Toujours sur la base de ce libéralisme politique qui se présente comme “il ne faut pas de politique dans le cinéma”, c’est ce qui permet de l’utiliser des deux côtés de nos jours », conclut-il.
« On rejoue régulièrement la scène initiale de 1939, ajoute-t-il. Mais la sphère étanche entre la politique et le cinéma, c’est une illusion. Cela vaut dans le champ culturel ou sportif : ce sont des activités qui touchent trop de monde pour ne pas être politique. »
- Le cinéma français est-il « biberonné aux aides publiques » ?
Enfin, dans la brèche ouverte par les critiques de la ministre de la Culture, des députés de la majorité présidentielle n’ont pas eu de mots assez durs pour dénoncer le discours de Justine Triet. Des sorties virulentes que n’a pas souhaité commenter la ministre sur TMC.
« Ce petit microcosme biberonné aux aides publiques comme jamais qui fustige une politique néolibérale » », s’est agacé le 27 mai sur Twitter Guillaume Kasbarian, député Renaissance d’Eure-et-Loir, quand Maud Bregeon, la députée des Hauts-de-Seine, s’en prenait en des termes très similaires à « un petit microcosme bourgeois biberonné à l’argent public » sur BFMTV. « Il est peut-être temps d’arrêter de distribuer autant d’aides à ceux qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils coûtent aux contribuables », menaçait même Guillaume Kasbarian.
Le financement des films est, en réalité, beaucoup plus nuancé. Et surtout le fonds de soutien au cinéma à l’audiovisuel et au multimédia du CNC se finance quasiment lui-même via trois taxes : une sur les entrées en salles (TSA), sur les services de télévision (TST) et sur les services vidéos physiques ou en ligne (TSV), ce qui comprend la vente de DVD, Blue-Ray ou de vidéo à la demande. Ainsi, en 2020, ce fonds de soutien était financé à plus de 85 % par ces trois taxes. C’est aussi ce qu’a rappelé sur Twitter, Pierre Lescure, ancien président du festival de Cannes, demandant de « cesser de parler d’argent public ».
Anatomie d’une chute, le film de Justine Triet, dont le budget total est de 6,2 millions d’euros, a ainsi été financé par un mélange de fonds privés et publics. Selon le plan de financement publié par Ecran Total, et repris dans Le Monde, le budget du film provient à 35,7 % d’institutions publiques, ou à 50,2 % si les contributions de France 2, détenue par l’Etat, sont ajoutées. Mais, comme l’explique aussi Pierre Lescure sur Twitter, « les contributions des chaînes sont du donnant donnant pour la diffusion de films ». Il en va de même pour Canal+, qui a financé à hauteur d’1,2 million d’euros en fonds privé le film.
Le Monde souligne aussi que certaines sommes sont des avances sur recette ou accordent des droits d’exploitation. Des aides qui ne donnent aucun droit de regard à l’Etat. La SRF a aussi tenu à rappeler dans son communiqué de soutien à Justine Triet que « chacun à le droit inaliénable de critiquer le pouvoir en place quand bien même il s’agirait d’un ou d’une cinéaste ayant bénéficié de financement public ».