«Une musique de film doit exister au-delà du film», assure le compositeur Howard Shore qui a signé celle du «Seigneur des Anneaux»
BANDE ORIGINALE La France accueille le compositeur Howard Shore pour un triple hommage, avec un concert à la salle Pleyel, une rétrospective à la Cinémathèque et un double CD...
Il vous a fait rêver, frissonner, pleurer, vibrer. Parfois dans le même film. Howard Shore n’est pas un cinéaste, mais un compositeur de musiques de films, l’un des plus importants du XXe siècle.
Carrière à la fois prolifique et protéiforme
S’il est aujourd’hui surtout connu pour son oeuvre maousse - et ses trois Oscars - sur la trilogie du Seigneur des Anneaux, il ne faut pas oublier son travail sur les films cultes Philadelphia, Ed Wood, Le Silence des agneaux, Seven ou Madame Doubtfire (!), ainsi que sa collaboration quasi fusionnelle avec le réalisateur David Cronenberg.
Une carrière à la fois prolifique et protéiforme, et une musique tour à tour symphonique et expérimentale, auxquelles la France rend un triple hommage cet automne : un concert de l’Orchestre national d’Ile-de-France à la salle Pleyel samedi soir, une rétrospective à la Cinémathèque française du 9 au 15 octobre, avec une rencontre et dédicace lundi, et la sortie du double CD, The Essential Howard Shore, chez Universal. L’occasion idéale pour 20 Minutes de rencontrer le maître et lui consacrer une interview carrière.
Il existe toujours un mystère, une magie autour de la musique de film. Comment le compositeur travaille-t-il ? D’après le scénario, les rushes, le film fini ?
Vous avez raison, surtout que chaque compositeur travaille à sa manière. Moi, j’aime faire des recherches, je lis beaucoup, j’absorbe le plus de matériel possible sur le sujet du film. J’envoie ensuite tout balader et je commence à créer la musique dans mon esprit, dans une sorte d’état de rêve. Enfin, j’essaie de le retranscrire sur le papier. J’écris loin du film, je crée des thèmes, des motifs, de la musique pure. Vient ensuite ce que j’appelle la phase de « scoring », j’adapte la musique au film, et elle devient une bande originale.
Comment se passe la collaboration avec le réalisateur, est-il votre seul interlocuteur ?
La relation avec le réalisateur est privilégiée, intense, intime, mais je travaille également beaucoup le monteur, et parfois le chef opérateur ou le directeur artistique. J’aime jongler avec les différents aspects de la réalisation, j’y trouve mon équilibre en tant que compositeur. Un film est un projet collectif, à plusieurs voix. Chaque collaboration est aussi différente, et je ne regarde jamais en arrière. C’est mon état d’esprit. Je me concentre toujours sur le futur, le film suivant, je cherche de nouvelles manières d’aborder une histoire, de créer de la musique de film.
Vous avez une relation à part avec David Cronenberg, vous avez composé la musique de presque tous ses films...
Nous avons grandi tous les deux à Toronto, au Canada. David est plus âgé de quelques années, et je connaissais déjà bien son travail, j’étais même admiratif. Je lui ai donc tout simplement demandé si je pouvais bosser sur un de ses films. Je n’avais qu’une bande originale à mon actif [I Miss You, Hugs and Kisses], mais il a accepté. C’était Chromosome 3 en 1978, et depuis, nous avons signé 15 films ensemble.
Dans une interview, à la question « Quel philosophe a le plus influencé votre cinéma ? », savez-vous ce qu’il a répondu ? « Howard Shore »
C’est très gentil de sa part. Nous avons en effet une très forte connexion, un lien intime. Ces films sont toujours des expériences formidables, qui me font grandir en tant que compositeur, me permettent d’exprimer différents visages de ma musique. David est très créatif, il cherche à innover, donc nous testons en permanence, de Crash et Le Festin nu à Faux semblants ou M. Butterfly. Je ne suis pas déçu du voyage. (rires)
Quelle est la différence avec une collaboration unique, le temps d’un film ? Ou lorsque la relation s’arrête après deux-trois films, comme avec David Fincher ?
Vous repartez du début, du film, du scénario. Je crois vraiment que l’histoire et le film doivent être vos guides. Travailler avec de nouveaux cinéastes peut donc être intéressant, éclairant et même aventureux. J’ai fait Seven, The Game et Panic Room avec David Fincher, un réalisateur fantastique. Puis il a préféré bosser avec d’autres compositeurs [surtout le duo Trent Reznor et Atticus Ross]. Vous savez, les artistes aiment tenter des choses, prendre des risques. Mais nous nous retrouverons peut-être un jour, comme en amitié.
Il arrive aussi parfois qu’un score soit rejeté. C’est ce qui vous est arrivé sur le King Kong de Peter Jackson.
Je parlais à l’instant d’amitié, mais là, je prendrais plutôt la métaphore du mariage. (rires) Des fois ça marche, comme sur Le Seigneur des Anneaux, des fois, ça ne marche pas. Et puis vous vous remettez ensemble pour un autre bébé, un autre projet [Le Hobbit]. C’est un processus artistique bien sûr, mais aussi très humain.
Quand Peter Jackson vous a choisi pour Le Seigneur des Anneaux, ce n’était pas une évidence au regard de vos précédentes compositions, plus organiques, minimalistes. Étiez-vous aussi surpris ?
Il m’a appelé un jour et m’a parlé du film qu’il voulait faire. En tant que grand fan de Tolkien, j’étais intrigué. Puis il m’a invité en Nouvelle-Zélande et j’ai découvert réellement ce qu’il préparait, les décors, les personnages, la mise en scène… Il fallait que je fasse partie de cette folle aventure coûte que coûte, même si je ne me rendais pas encore compte du niveau d’investissement que cela me demanderait. Plus de dix heures de musique symphonique !
Comment avez-vous procédé face un tel monument de littérature, et de cinéma ? N’avez-vous pas eu peur de vous répéter, vous lassez, avec la deuxième trilogie sur Le Hobbit ?
Les livres, toujours les livres. Je les avais toujours à côté de moi sur mon bureau, la prose de Tolkien m’a accompagné tout le long du processus. Le script était également brillant, il a même décroché un Oscar du meilleur scénario adapté pour Le Retour du roi. J’avais donc deux inspirations différentes et complémentaires, l’univers de Tolkien et la vision de Jackson. Avec Le Hobbit, nous sommes en effet passés à deux trilogies, six films et plus de 20 heures de musique. Mais ce monde a continué à me fasciner, m’enthousiasmer et m’inspirer. J’ai même composé une version orchestrale du score, et l’ai accompagnée pendant plusieurs années. C’était compliqué pour moi de quitter la Terre du Milieu. (rires)
Si Peter Jackson décide d’adapter, par exemple, Le Silmarillion, vous en êtes ?
Impossible de vous répondre là maintenant. Une partie de moi dirait que j’ai tout écrit, tout donné, mais une autre est passionnée par l’Oeuvre de Tolkien, toutes ses oeuvres. Joker !
L’industrie a changé, et beaucoup critiquent le manque de temps et de budget pour les compositeurs, ou encore l’abus de musique temporaire. Qu’en pensez-vous ?
C’est en constante évolution, la technologie a changé la manière de faire des films, et donc des bandes originales. Il faut savoir rester dans le coup. Mais un seul mois pour composer la musique de Star Wars : Rogue One, ce n’est pas possible. Michael Giacchino a été courageux d’accepter un tel défi. Tout le monde, à tous les postes, peut travailler vite, mais certains délais sont intenables.
Les temp tracks [ou l’utilisation de musique préexistante lors du montage d’un film], c’est un caprice de studios, pour les projections tests. Mais ils font plus de mal que de bien aux films et aux compositeurs. C’est regarder en arrière, ne pas se projeter. Certains cinéastes refusent de les utiliser, et ne montent leurs films qu’avec la musique originale, à l’instar de Martin Scorsese ou David Cronenberg.
Que pensez-vous d’un compositeur comme Hans Zimmer et son studio Remote Control, qui, selon certains, trustent la musique de film et imposent un son unique ?
Je connais Hans Zimmer, et je l’aime beaucoup. Les films sur lesquels il a bossé, ce qu’il a accompli, c’est impressionnant. Chapeau. C’est son tour, son époque, puis ce sera un autre. Quand vous écoutez des bandes originales des années 40 ou 50, elles sont immédiatement reconnaissables. La même chose sera bientôt vraie pour les années 2000-2010, on reconnaîtra un son, une manière dont la musique est utilisée dans les films.
Et parfois, la musique survit au film, existe au-delà du film. C’est ce que j’ai cherché à faire avec Le Seigneur des Anneaux, dont chaque épisode est devenu une symphonie de deux heures en six mouvements qui a été jouée des centaines de fois en concert à travers le monde. Cela prend du temps, presque un an de réécriture, et la musique de film devient alors musique tout court.