Journée des droits des femmes : Sur Internet, le féminisme est un parcours de la combattante

LUTTES FEMINISTES Cyberharcèlement, doxxing, raids masculinistes… En ligne, le discours féministe fait face à des résistances et des attaques violentes

Pauline Ferrari
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Pour les colleuses de Bordeaux comme pour d'autres militantes, le smartphone est devenu un objet de lutte essentiel.
Pour les colleuses de Bordeaux comme pour d'autres militantes, le smartphone est devenu un objet de lutte essentiel. — UGO AMEZ/SIPA
  • Cyberharcèlement, doxxing, raids masculinistes… Le discours féministe en ligne est fortement attaqué, quotidiennement.
  • Cinq ans après #MeToo, la question des violences faites aux femmes est toujours au cœur de l’actualité, malgré certaines résistances.
  • Les politiques des plateformes ne participeraient pas à créer un espace numérique serein pour les militantes.

Si vous traîniez sur les forums du début des années 2000, peut-être avez-vous déjà croisé les fameuses « règles » d’Internet, sorte de compilation ironique de ce qui peut être fait ou non en ligne. Parmi elle, la règle 30 : il n’y a pas de femme sur Internet. Une blague potache qui s’est rapidement transformée en réalité. Etre une femme sur le Web est un sport de combat : il suffit de passer quelques minutes sur les réseaux sociaux pour se rendre compte que les insultes, menaces et réflexions sexistes pullulent par écrans interposés. Une étude de Plan International publiée en 2020 indiquait que près de 60 % des jeunes femmes âgées entre 15 et 25 ans ont été victimes de cyberharcèlement, et que 39 % d’entre elles déclarent avoir été menacées de violences sexuelles en ligne.

Pourtant, cette dernière décennie a été marquée par un féminisme nouvelle génération, élevé aux réseaux sociaux, pro du hashtag, dégainant les publications Facebook ou Instagram plus vite que son ombre. « Ce n'est pas si loin. Les féministes sont vraiment arrivées sur le Web et les réseaux sociaux au début des années 2000. On a assisté à une prolifération de collectifs et d’autrices individuelles. C’est très intéressant, de voir ce bouillonnement des discours féministes », explique Josiane Jouët, sociologue, professeure émérite à l’Université Panthéon-Assas et autrice de Numérique, féminisme et société (Presses des mines, 2022). Le discours féministe s'est développé en ligne, par le prisme des nouveaux médias sociaux, malgré la prolifération de résistances misogynes de tout bord. 

Le tournant #MeToo

Certains diront qu'il y a eu un avant et un après #MeToo. Lorsque le hashtag inonde Twitter en 2017, la place du discours féministe en ligne prend une autre ampleur. « Cela a fait tâche d'huile et ça a soulevé un problème public, ça l'a mis en lumière. C'est devenu une question qui a traversé tout le débat public et, grâce aux journalistes, les questions de dominations des femmes ont été mises en avant à travers des enquêtes de fond », analyse Josiane Jouët. Depuis, les hashtags se sont multipliés, et l'expression est rentrée dans le langage courant. « Je pense que, pour le grand public, si on veut que les idées féministes se répandant, les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans les prises de consciences de tous ces discours et comportements du patriarcat ordinaire qui les rabaissent », ajoute la sociologue. 

Pourtant, #MeToo n'a pas eu le succès escompté. Noémie Trovato, étudiante en Info-Com à l'IFP et spécialiste de l'analyse du discours numérique, a travaillé sur ce mouvement. Elle estime que « ça n'a quasiment rien changé » : «  il y a eu quelques lois et les mentalités sont restées à un statu quo ». 

« Ce discours autour de la libération de la parole était performatif direct, et on a dit que ça allait changer les choses. C'est en ça que je parle d'échec discursif de #MeToo. En cinq ans, on a rabâché les mêmes choses, et on a eu du mal à envisager l'après », poursuit-elle. D'autant que les affaires récentes, comme le procès en diffamation opposant Johnny Depp à Amber Heard, ont été marquées par une prolifération de désinformation et de propagande antiféministe en ligne. « Pouvoir insulter et déprécier Amber Heard, la dépeindre en sorcière maléfique, c’était limite "nécessaire" : il fallait un bouc émissaire », pointe Noémie Trovato. En cinq ans, les rhétoriques masculinistes et le backlash [ou « retour de manivelle »] antiféministe n’ont fait que grossir.

La multiplication des rhétoriques et attaques masculinistes

Toute femme ou minorité de genre qui passe un peu de temps sur les réseaux sociaux le sait : en ligne, les attaques misogynes sont nombreuses. Selon Josiane Jouët, les rhétoriques et discours sexistes sont insidieux dans l’espace public, « mais en ligne, c’est tout à fait différent ». Le backlash est bien présent, en ligne ou hors-ligne, malgré l’entrée d’un courant féministe « mainstream » dans les rangs des partis politiques ou dans les médias. 

« La haine en ligne contre les féministes est inimaginable, quotidienne, qui vise à rabaisser et attaquer. Ces masculinistes vont envoyer des messages de haine, par vagues. Même si ce sont des courants minoritaires, ce sont des minorités actives et puissantes », estime la sociologue. 

Au-delà des violences en ligne, Noémie Trovato pointe aussi un discours plus insidieux : le post-féminisme, où l’idée selon laquelle le féminisme ne serait plus nécessaire car l’égalité serait atteinte. « Pleins de gens, y compris ceux qui se pensent féministes, disent que les féministes vont trop loin », détaille-t-elle. Pourtant, dans les faits, ne serait-ce que sur la question des violences faites aux femmes, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint.

« Ces attitudes de boys club [d'entre-soi masculin] visent à défendre les privilèges des hommes, et donc ont pour objectif de museler les femmes », explique Josiane Jouët. Là encore, le procès Depp/Heard est un bon exemple de la tentative de silenciation des femmes et des victimes de violences, à travers une campagne de dénigrement organisée et massive. 

« Le féminisme en ligne prend de la place, mais en soi, c’est une place qui est faussement grande. Le discours féministe s’est beaucoup apaisé, et il y a ce retour de bâton qui est énorme, alors que les avancées dans les faits ne sont pas gigantesques » soupire Noémie Trovato. Face aux campagnes de dénigrement, au cyberharcèlement, aux insultes, certaines suspendent leur compte, choisissent d’ignorer pour continuer la lutte, ou finissent par quitter définitivement les réseaux sociaux. « La haine en ligne est officiellement interdite, mais très peu de personnes sont condamnées », rappelle Josiane Jouët. Sans compter sur les politiques des plateformes de la Silicon Valley, qui ne sont pas les plus progressistes en la matière.

Et les plateformes dans tout ça ?

Tétons féminins interdits sur Instagram, comptes Twitter fermés en pagaille, manque de modération voire censure : le militantisme en ligne se heurte à de nombreux obstacles du côté des plateformes. « Je pense que les militantes se retrouvent à trouver des parades, et il ne faut pas oublier que le féminisme en ligne reste un pendant à un féminisme hors ligne, c’est un continuum. Des militantes qui se font bannir de Twitter vont continuer à aller en manifestation ou à coller », estime Noémie Trovato. Mais ces attaques répétées nuisent à la santé mentale, et peuvent avoir des conséquences graves sur l’état psychologique des victimes. « Peut-être que cela va permettre un renouvellement, la création de nos propres espaces en ligne, car on n’a pas le choix. Quand toutes les féministes se seront fait bannir, je ne vois pas comment ça peut être viable », continue-t-elle.

D’autant que les mouvements conservateurs et d’extrême droite ont toujours été très présents en ligne, en adoptant les codes du Web. Face à l’avalanche de rhétoriques misogynes et discours antiféministes, les militantes féministes ont-elles perdu la bataille en ligne ? « La diffusion des idées féministes n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui, le Web est une caisse de résonance. En dehors de celles qui postent, il y a celles qui commentent, et beaucoup qui partagent. Et je pense que même à ce niveau-là, l’audience est beaucoup plus importante que celle des haineux », affirme Josiane Jouët.

Pour la sociologue, il ne s’agit pas de deux tendances qui s’affrontent, « ce n’est pas un combat politique ». Pourtant, Josiane Jouët se veut optimiste : « en dépit de toutes ces agressions, les militantes sont toujours là ». Du côté de la rue, les militantes féministes dénoncent le manque d’actions de la part du gouvernement, qui avait pourtant parlé de l’égalité femmes-hommes comme de la « grande cause » du quinquennat Macron. « Dans les faits, on reste dans une société qui est fondamentalement très patriarcale et misogyne », conclut Josiane Jouët. En ligne, ou hors-ligne.