MODEDoit-on s’inquiéter d’un « splinternet » ?

« Splinternet » : Quand la menace d’une fragmentation d’Internet se précise

MODELa perspective d’un Internet en morceaux est de plus en plus évoquée à mesure que grandissent les débats sur la souveraineté d’Internet. Mais derrière ce terme presque sexy se cache une réalité bien complexe
Un homme, au salon de la cybersécurité de Lille, travaille devant un enchevêtrement de câbles et de serveurs.
Un homme, au salon de la cybersécurité de Lille, travaille devant un enchevêtrement de câbles et de serveurs. - PHILIPPE HUGUEN / AFP
Laure Gamaury

Laure Gamaury

L'essentiel

  • La perspective d’un Internet en morceaux est de plus en plus évoquée à mesure que grandissent les débats sur la souveraineté d’Internet. Mais derrière ce terme presque sexy se cache une réalité bien complexe.
  • La Chine et la Russie sont souvent vues comme des acharnés de la fermeture de leur Internet depuis des années.
  • Pourquoi parle-t-on alors de plus en plus du « splinternet », « un terme qui n’est pas scientifique mais à la mode », précise Clément Perarnaud, spécialiste des enjeux de politique numérique européenne et de gouvernance d’Internet ?

Et si demain chaque pays développait son propre Internet et fermait ses frontières numériques ? C’est aujourd’hui ce qu’on appelle le « splinternet » ou fragmentation d’Internet. « Le terme n’est pas scientifique mais il est à la mode », attaque Clément Perarnaud, spécialiste des enjeux de politique numérique européenne et de gouvernance d’Internet. Pour Ophélie Coelho, chercheuse indépendante en géopolitique du numérique, plusieurs facteurs expliquent la multiplication des débats sur le sujet.

Un rapport commandé par le Parlement européen et sorti en juillet, explique ce phénomène émergent et ce que pourrait signifier un « Internet en morceaux ». « Dans notre rapport, on ne dit pas que le "splinternet" existe ou encore qu’il va arriver tout de suite. On s’intéresse plutôt à cette tendance d’une fragmentation progressive des réseaux de l’Internet », rapporte Clément Perarnaud, l’un des coauteurs.

Définition de « splinternet »

Mais déjà « splinternet », ça veut dire quoi ? C’est la contraction d’un terme anglais « splintering of the Internet », qui basiquement signifie fragmentation d’Internet. « En France, on a aussi pu l’appeler la balkanisation d’Internet », précise la chercheuse Ophélie Coelho. A priori, rien à voir avec le célèbre couple de Levallois, mais bien avec le processus de division d’un Etat en morceaux plus petits qu’on a largement associé au sud-est de l’Europe, soit la région des Balkans.

Mais, précise-t-elle, « parler de "splinternet", c’est quelque part méconnaître le fonctionnement d’Internet. Puisqu’au départ, le terme Internet vient d’internetting, la contraction de l'anglais interconnected network, soit l’idée d’interconnexion de réseaux. La technologie d’Internet n’est pas, par essence, un objet technique global puisque sa taille dépend finalement de la nature et du nombre de réseaux qu'on décide d'interconnecter ». Ce que résume aussi Clément Perarnaud : « Internet par nature est déjà fragmenté, c’est un réseau de réseaux ».

Plusieurs sortes de « splinternet »

Et derrière ce terme emprunté à l’anglais, on retrouve des fragmentations à plusieurs niveaux. Le plus évident, et sans doute le plus connu, est géopolitique. « La connexion d’un réseau est un choix humain, politique », avance Ophélie Coelho. Comment les Etats modifient-ils les structures pour aligner Internet sur leurs frontières nationales ? Telle est notamment la problématique de la Chine et sa Grande Muraille virtuelle, le Great Firewall, ou de la Russie et son RuNet. Les deux chercheurs citent également l’Inde, l'Iran, la Corée du Nord, ainsi que certains pays d'Afrique. « Certains pays peuvent décider de couper l'accès aux réseaux ou à certains services numériques comme les réseaux sociaux, comme ce fut le cas par exemple en Ouganda les jours précédant les élections de 2021. », abonde la chercheuse.

Mais il est important de noter que les facteurs politiques ne sont pas les seuls à accélérer la fragmentation. Selon Clément Perarnaud, les enjeux commerciaux, technologiques et techniques participent aussi au phénomène de « splinternet ». Il cite notamment la création de « silos technologiques », en prenant l’exemple de Google. « C’est la capacité d’une entreprise économiquement consolidée et dotée d’une centralisation importante des services à posséder sa propre infrastructure technique. Ainsi, en installant ses propres câbles sous-marins notamment, des protocoles conçus en interne sur des technologies propriétaires, accompagnés d’un accès direct aux données et aux services de milliards de consommateurs, Google crée son propre réseau ». Ce phénomène qui à l’échelle mondiale participe à la fragmentation, est appelé « processus de plateformisation de l’Internet ».

La Chine est-elle le seul pays à chercher l’indépendance numérique ?

Souvent première citée quand on parle de souveraineté numérique fermée, la Chine présente tout de même plusieurs visages sur sa vision de la gouvernance d’internet. « Il n’est pas juste de parler d’indépendance numérique totale, il existe trop d’interdépendances dans toutes les dimensions qui composent le numérique, même si elle en revendique la prétention, analyse Ophélie Coelho. On peut parler de protectionnisme ciblé ». Soit un point commun évident avec les Etats-Unis, qui néanmoins n’appliquent pas les mêmes logiques de censure. Dans le cas de la Chine, le protectionnisme numérique se mélange à l’idéologie du parti-Etat. », ajoute-t-elle. Et sans oublier qu’elle n’est pas toujours à l’origine des choix de fermeture, notamment des embargos qui la touche, « comme ça a été le cas avec Android », et qui la pousse à créer ses propres solutions technologiques made in China.

Evidemment, la Chine n’a pas le monopole de la fermeture de son réseau. La Russie est aussi largement citée, depuis le début de la guerre en Ukraine particulièrement, mais le RuNet existe en fait depuis bien plus longtemps. L’Inde aussi s’aventure sur ce terrain, comme l’Afghanistan, le Myanmar, etc... au gré des houles politiques de chaque pays. « La fragmentation d’Internet propre à l’accès aux contenus en ligne risque très probablement de s’accélérer à mesure que les Etats s’emparent des enjeux numériques », met en garde Clément Perarnaud.

Quel rôle pour l’Union européenne ?

Et l’Union européenne dans tout ça ? « Elle est un soutien à l’Internet ouvert mais à certains égards, elle agit comme un catalyseur de l’aggravation de ce processus, note le chercheur sur la politique numérique européenne et la gouvernance d’Internet. C’est une thématique qui n’est pas centrale dans le discours de l’UE, elle a été abordée dans le cadre du droit à l’oubli ou de la neutralité du Net, mais pas à une échelle plus globale. »

Ainsi, le rapport commandé a-t-il aussi pour but de « définir quelles sont les fragmentations nécessaires dans une société démocratique, d’ancrer chaque forme de fragmentation comme une dérogation justifiée par les principes des droits l’Homme. Ça peut être le droit à la protection des données et à la vie privée par exemple ». Ce vœu pieux qui prône une partition nécessaire, au-delà des enjeux économiques ou géopolitiques, rejoint le point de vue d’Ophélie Coelho. « Le "splinternet" est un phénomène mouvant. Il ne faut pas porter l’idéal d’un Internet global comme une finalité. »

Plusieurs facteurs aggravants mettent aujourd’hui la lumière sur les risques de « splinternet »

Globalement, si le terme « splinternet » et la gouvernance mondiale d’Internet s’invitent de plus en plus dans les débats, c’est à la faveur de causes multifactorielles. « « Ces dernières années, la polémique du Health Data Hub, qui concernait le choix de Microsoft pour l'hébergement et le traitement des données de santé des Français, a aidé à mettre en lumière les dépendances à des services extraterritoriaux échappant largement à notre juridiction », énumère la spécialiste de géopolitique du numérique. « La pandémie, le conflit en Ukraine, l’actualité juridique autant en Europe qu’aux Etats-Unis, mais aussi les choix d'investissements des Big techs américaines ou chinoises, qui ont une influence immense et des moyens financiers colossaux, dans les infrastructures géantes, participent également à cette mise en lumière. On peut y ajouter la peur évidente et l’usage politique de l’opposition entre monde ouvert et monde fermé, le splinternet étant un terme très médiatique, c’est devenu un buzz word ». Limite sexy le « splinternet » ? « Dans un seul mot, on a la concentration des conflits idéologiques entre monde libre d’un côté et monde fermé et dictatorial de l’autre », résume-t-elle.

Mais hors de question pour les deux experts de plonger dans une peur collective. « Rien n'est impossible, admet Ophélie Coelho, et techniquement on peut toujours créer des réseaux fermés qui auraient accès uniquement aux ressources numériques présentes sur le territoire. Cependant, le danger n'est pas mondial mais bien local, où dans un contexte que nous qualifions d'autoritaire un pays décide de fermer totalement ses frontières numériques afin de controler ou restreindre les capacités d'action de sa population. Rien de nouveau : à une autre époque, on pouvait couper les câbles télégraphiques ou téléphoniques ». Et on a toujours trouvé comment reconnecter les fils.