«Gilets jaunes» en Gironde : «C’est la première fois qu’on voit émerger ces tensions sociales à Bordeaux», estime un géographe

INTERVIEW Laurent Chalard analyse le mouvement des « gilets jaunes » comme émanant principalement de ce qu'il appelle les espaces périurbains subis...

Elsa Provenzano
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Bordeaux est une ville historiquement basse.- Photo : Sebastien Ortola
Bordeaux est une ville historiquement basse.- Photo : Sebastien Ortola — SEBASTIEN ORTOLA
  • Un géographe de la Sorbonne fait un parallèle entre les points forts de la mobilisation des « gilets jaunes » et ce qu’il appelle les espaces périurbains subis.
  • Selon son analyse, le mouvement de report des populations populaires en périphérie des métropoles couplé (en Gironde) à un boom démographique tardif, explique le développement de tensions sociales inconnues jusqu’alors.
  • Les tentatives de densification de la ville sont, selon lui, un échec lorsqu’elles sont trop massives et donc éloignées du modèle de la maison individuelle.
Laurent Chalard, géographe.
Laurent Chalard, géographe. - Capture d'écran You Tube

Laurent Chalard, docteur en géographie à la Sorbonne, met en rapport les zones de forte mobilisation des « gilets jaunes » en Gironde avec ce qu’il appelle les nouveaux espaces périurbains subis, qui ont fait l’objet d’un boom démographique particulier dans le département, ces dernières années.

Qu’est-ce qu’un espace périurbain subi ?

Il renvoie à des populations de classe moyenne basse ou classe populaire (des employés, des ouvriers) qui pour avoir accès à la propriété d’une maison individuelle, ont été obligées de s’éloigner du cœur de la métropole bordelaise, vers des communes où le prix du foncier est beaucoup moins élevé.

En Gironde, on a plusieurs territoires de ce type, qui ont connu une explosion démographique depuis une quinzaine d’années : le Médoc, le Cubzaguais, (où se situe le péage de Virsac) au nord de la Dordogne, le Blayais ou encore à proximité des Landes, sur des communes comme Belin-Beliet et Mios. Et ces personnes qui se sont excentrées ne vont par forcément travailler à Bordeaux intramuros, mais sur la Métropole pour la plupart.

Ces gens-là, s’ils avaient eu les moyens, ils auraient préféré habiter beaucoup plus près, ils se retrouvent condamnés à des déplacements très importants en voiture, tous les jours.

S’excentrer de la métropole, cela peut aussi être un choix, pour avoir un espace d’habitation plus grand, par exemple ?

Les espaces urbains subis accueillent des populations dépendantes de la voiture avec peu de moyens financiers. Pour elles, toute augmentation du prix du carburant est problématique comme la mesure de limitation de la vitesse à 80 km/h, car cela veut dire une augmentation des temps de trajets, sans parler des amendes.

Par contre, l’espace périurbain choisi renvoie à des gens qui ont souhaité habiter à la campagne et comme ils ont de bons moyens financiers, ils n’ont pas besoin d’aller à 25 kilomètres, on les retrouve plutôt à Bouliac, à Carignan-de-Bordeaux, Latresne. Eux, ils sont juste à côté du cœur de la métropole et en plus, ils ont les moyens de se payer de l’essence chère.

Un économiste et un expert en mobilité lillois font valoir que les plus riches sont ceux qui font les plus longs trajets, allant à rebours de ce que vous dites ?

Je ne suis pas d’accord avec cette idée. Vous avez des cadres qui travaillent à l’année sur la métropole mais qui vont travailler deux jours par semaine à Paris avec la LGV depuis Bordeaux. Si on prend cet exemple, ce sont bien les plus éloignés de leur lieu de travail. Mais évidemment, si on s’intéresse aux cadres, ils peuvent se permettre des birésidentialité. Au sein des espaces périurbains subis, on ne retrouve pas du tout ce type de profil mais des personnes aux revenus modestes (ouvriers, employés) qui se sont éloignés de leur lieu de travail pour acquérir une maison individuelle.

Pourquoi « les gilets jaunes » se mobilisent-ils plus sur ces espaces périurbains subis ?

Dans toutes les métropoles on a le même phénomène [de développement d'espaces périurbains subis] mais Bordeaux, du fait de sa très forte croissance démographique depuis une quinzaine d’années, fait partie des métropoles où cet espace urbain subi s’est le plus développé et continue de se développer, du fait de la gentrification du centre-ville de Bordeaux. On a des espaces qui ont émergé relativement récemment (depuis les années 2000 environ) par rapport à d’autres métropoles, où de telles zones se développent depuis les années 1970-80. Par exemple, le taux de croissance dans le Cubzaguais n’était pas du tout aussi fort, il y a eu un report important des populations vers ces territoires.

Entre 1995 et 2015, dernière période sur laquelle on a des chiffres, une croissance démographique maximum a été observée dans des territoires périurbains de plus en plus éloignés des grandes métropoles. On constate cela partout mais en Gironde c’est particulièrement accentué du fait qu’en même temps cela a été la période d’un boom démographique.

Est-ce que ce sont les politiques menées ces dernières années qui expliquent cette répartition des populations sur le territoire ?

Il faut d’abord dire que l’attractivité de la métropole, c’est une bonne nouvelle, il y a beaucoup de territoires en France qui aimeraient avoir l’attractivité bordelaise. Mais, il y a un effet pervers de l’excès d’attractivité, parce qu’il y a des populations qui considèrent qu’elles ne bénéficient pas du boom économique et démographique du territoire. On peut dire que le mouvement des « gilets jaunes » est le reflet de cette situation.

Avant les tensions sociales étaient faibles, Bordeaux ne défrayait jamais la chronique pour ses manifestations (alors que Toulouse oui par exemple) et on voit qu’elles y émergent. 

Mais pourtant, les élus locaux essaient de lutter contre l’étalement urbain, en construisant des logements collectifs près des axes de transports, est-ce un échec ?

On est sur un héritage d’une ville horizontale et pavillonnaire, ça veut dire que pour un ménage de classe moyenne de la métropole, l’idéal type c’est la maison individuelle. Cela reste d’ailleurs l’idéal dominant français. Ainsi, beaucoup de parisiens quittent la région parisienne pour pouvoir accéder à la maison individuelle en province. On a des jeunes ménages qui préfèrent vivre en maison donc même si on construit du logement collectif dans le centre de Bordeaux et le long des axes de transports en commun, il y a des chances pour que ces logements accueillent plutôt des personnes extérieures, des nouveaux venus. Difficile de dire aux gens, vous êtes des pollueurs donc maintenant vous allez habiter en habitat collectif.

Les nouveaux quartiers d’habitat collectif très dense, de type Ginko, sont boudés par la population parce que ce n’est pas ce qu’elle recherche. Elle est attachée à son échoppe ou va éventuellement accepter du collectif mais dans des immeubles de deux étages, voire de l’individuel dense mais pas de l’habitat collectif massif.