De « Stranger Things » à « Cobra Kaï » et « Top Gun », pourquoi vos ados rêvent tant des années 1980 ?

NOSTALGIE Après les succès colossaux de « Stranger Things » ou « Top Gun : Maverick », comment expliquer que la jeune génération fantasme à ce point sur une décennie qu’elle n’a pas connue ?

Anne Demoulin
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Natalia Dyer (Nancy Wheeler), Joe Keery (Steve Harrington), Gaten Matarazzo (Dustin Henderson), Maya Hawke (Robin Buckley), Sadie Sink (Max Mayfield), et Caleb McLaughlin (Lucas Sinclair) dans la saison 4 de « Stranger Things ».
Natalia Dyer (Nancy Wheeler), Joe Keery (Steve Harrington), Gaten Matarazzo (Dustin Henderson), Maya Hawke (Robin Buckley), Sadie Sink (Max Mayfield), et Caleb McLaughlin (Lucas Sinclair) dans la saison 4 de « Stranger Things ». — Tina Rowden/Netflix
  • Top Gun : Maverick, suite d'un vieux film viriliste des années 1980, a engrangé 1,146 milliard de dollars.
  • La saison 4 de Stranger Things a dépassé le milliard d’heures de vues sur Netflix.
  • Alors que la saison 5 de Cobra Kaï débarque ce vendredi sur Netflix et Toutouyoutou ce jeudi sur OCS, pourquoi les Millenials sont-ils tant accros aux eighties ?

Allô ! Maman, rétro ? Que Top Gun : Maverick, suite d’un vieux film viriliste des années 1980, fasse un carton au printemps avec 1,146 milliard de dollars de recettes au total, devenant le 24e film le plus rentable de tous les temps, laisse pensif. Cet été, la saison 4 de Stranger Things, ode à la pop culture des eighties, devenait la deuxième série Netflix à dépasser le milliard d’heures de vues, propulsant Running Up That Hill de Kate Bush, à la première place du Billboard. En France, le tube de 1985 s’est placé en 8e position (sur Spotify) et 9e (sur Deezer) des titres les plus écoutés cet été.

Et ce n’est pas du Toutouyoutou fini ! Justaucorps et autres bandeaux fluo s’agitent dans la délicieuse nouvelle série OCS qui doit son nom au générique de Gym Tonic, l’émission culte d’Antenne 2 et suit l’émancipation de femmes au foyer françaises grâce à l’aérobic au début de l’ère Mitterrand. Netflix sort ce vendredi la saison 5 de Cobra Kaï, petit miracle de revival de la saga « Karaté Kid », lancée en 1984. En octobre, le Musée des Arts Décoratifs inaugure « Années 80. Mode, design, graphisme en France », sa toute nouvelle exposition. De son côté, Sega lance le 27 octobre la version réduite de sa console Mega Drive sortie en 1988 au Japon, destinée aux nombreux fans de retrogaming. La nostalgie des années 1980 fait toujours florès… Mais comment expliquer que la jeune génération fantasme à ce point sur une décennie qu’elle n’a pas connue ?

« Une époque dite “pré-numérique” »

Depuis près de dix ans, les eighties s’incrustent sur nos écrans. Tout commence en 2013 avec les lancements de The Carrie Diaries, sur la jeunesse de l’héroïne de Sex & the City, de The Americans, sur le quotidien de deux espions du KGB à Washington sous Reagan et The Goldbergs, sur l’enfance un peu barrée d’Adam à l’époque du Rubik’s Cube. Depuis, les Millenials ont suivi l’essor des PC avec Halt and Catch Fire, celui du catch féminin avec Glow, celui de l’aérobic avec Physical. Chernobyl a exploré le cœur d’une catastrophe nucléaire, Pose, les coulisses du voguing, Deutschland 83, 86 et 89 la chute du bloc de l’Est. It's a Sin et Hot Zone ont narré l’apparition des virus du Sida et d’Ebola, Snowfall, celle du crack dans les rues de LA. Une liste non exhaustive.

« On parle d’une époque dite “pré-numérique”, où l’on a des médias analogiques, mais pas de réseaux sociaux, pas d’Internet », souligne Emmanuelle Fantin, maîtresse de conférences au CELSA-Sorbonne Université qui a codirigé l’ouvrage Nostalgies contemporaines (Presses universitaires du Septentrion, 2021). Une époque « pas si lointaine », marquée par l’absence du numérique « très facile à mettre en place d’un point de vue scénaristique et esthétique. »

« Une société malade du temps »

Cette nostalgie, omniprésente sur nos écrans, qui serait « le symptôme d’une société malade du temps ». « Il y a l’idée que le temps se rétrécirait, qu’on serait tyrannisés par une sorte d’accélération et de densification inédite », note la chercheuse, citant le multitasking ou  le syndrome FoMO. La représentation de la nostalgie servirait alors « une sorte de soupape temporelle permettant d’imaginer une forme de ralentissement et de se replonger dans une société perçue comme différente au niveau de la pression temporelle », développe l’experte.

Grâce à Stranger Things, les ados découvrent les films qui ont bercé la jeunesse de leurs parents comme Les Goonies, E.T., l’extraterrestre, Ghosbusters, Retour vers le futur, Poltergeist ou encore Freddy, les griffes de la nuit.  « Les médias sont nostalgiques ou prétendent l’être pour légitimer leur propre histoire », commente la chercheuse. Et de poursuivre : « La nostalgie est une industrie qui joue sur une émotion, qu’on a tendance à vivre de manière très intime, mais qui est collective, peut-être même universelle », souligne Emmanuelle Fantin. Stranger Things lui doit en partie son succès.

« L’esthétique du moche »

Un carton qui a remis au goût du jour Donjons et Dragons, mais aussi pleins d’objets au look rétro. « Cette esthétique fait vendre », souligne la chercheuse. Après la saison 4, les recherches sur les Check Shacket, ces surchemises à carreaux portées par Eleven et Mike, ont fait un bond de 3000 %, selon les chiffres de LTK. À en juger par notre observation du biotope urbain, de nombreuses pièces iconiques des années 1980 font leur retour : épaulettes, manches ballons, jupe en jean, paillettes, sweat, jean délavé ou encore les couleurs flashy.

Un règne de « l’esthétique du moche », selon la chercheuse, pour des jeunes en quête « d’imperfection » biberonnés aux images dites « parfaites » du numérique ». Un vestiaire compatible avec la tendance de la seconde main, portée par les Millenials. L’éco-responsabilité, un argument marketing récent en faveur du vintage, devenu la réponse à la fast fashion, cette mode rapide où l’on achète et l’on jette.

« Le courant de la “technostalgie” »

A voir certains programmes, on pourrait croire que les ados d’aujourd’hui grandissent tout à la fois dans les années 2020 et 1980. Dans la série pour ados 13 Reasons Why, on écoute des K7 enregistrées, dans le monde des superhéros de The Boys, Hughie écoute les vieux tubes de Billy Joel avec son walkman. « Tout un courant s’est développé depuis 15-20 ans, la “ technostalgie”, une manière d’innover à partir des technologies du passé », explique l’experte, citant les walkmans Bluetooth, les applications qui permettent de filmer à la manière d’une VHS et autre machine à écrire USB.

Et d’analyser : « Quand on abandonne la VHS par exemple, on abandonne tout un tas d’usages et de pratiques : le fait d’appuyer sur la télécommande, de rembobiner, etc. Abandonner la photo papier, c’est perdre des rituels comme regarder des albums en famille. Des pratiques présentées aujourd’hui comme étant vraiment à contre-courant de l’instantanéité qui caractériserait nos usages aujourd’hui. »

Une « représentation fantasmatique du passé »

La modernité, naguère tournée vers le futur, semble aimantée au passé. Nous voilà entré dans « l’âge de la nostalgie » d’un passé recomposé. Dans la saison 1 de Stranger Things, Joyce, dont le téléphone fixe n’arrête pas de griller, s’en achète un nouveau. Le spectateur assiste à une scène de déballage en direct, un peu comme une vidéo d’unboxing sur YouTube. Une scène incongrue dans les années 1980. « La nostalgie est une émotion qui a la particularité de pouvoir être instrumentalisée. Pourquoi ? Parce qu’elle repose sur une représentation fantasmatique du passé, un imaginaire du passé. Je dis souvent à mes étudiants que le passé est une fiction », analyse Emmanuelle Fantin.

La nostalgie est « un sentiment de perte et de déplacement, mais aussi une histoire d’amour que l’on noue avec son propre imaginaire », écrivait le sociologue Zygmunt Bauman dans son dernier ouvrage, Retrotopia. Face aux nombreuses menaces qui pèsent sur leur avenir (le terrorisme, les pandémies, le réchauffement climatique, les effondrements, la guerre) est né le désir chez les jeunes de ressusciter des hier radieux. L’utopie n’est plus dirigée vers le futur, mais vers cet « âge d’or » que sont censées être les années 1980. Un phénomène appelé « rétrotopie » par Zygmunt Bauman, « rétromanie » par le journaliste Simon Reynolds dans son essai Retromania, où il analyse comment notre culture contemporaine est devenue accro à son propre passé.

Arte va prochainement diffuser Le Monde de demain, la série sur la genèse de NTM qui suit « l’arrivée du hip-hop en France, et l’énergie de la jeunesse de cette époque ». Deux jeunes des années 1980 qui scandaient alors « Le monde de demain/Quoi qu’il advienne nous appartient » !