« Le jeu de la dame » et ces folles histoires des échecs, vivier de scénarios

ET MAT Alors que « Le jeu de la dame » cartonne sur Netflix, d'autres folles histoires du monde des échecs pourraient fournir de la matière aux scénaristes pour de nouvelles saisons

Anne Demoulin
Anya Taylor-joy (Beth Harmon) et Marcin Dorocinski (Vasily Borgov) dans « Le jeu de la dame» (« The Queen’s Gambit »).
Anya Taylor-joy (Beth Harmon) et Marcin Dorocinski (Vasily Borgov) dans « Le jeu de la dame» (« The Queen’s Gambit »). — PHIL BRAY/NETFLIX
  • Le jeu de la dame, mise en ligne en catimini fin octobre sur Netflix, figure en tête des contenus les plus populaires de la plateforme.
  • Cette minisérie en sept épisodes retrace l’ascension de Beth Harmon dans le monde très macho des échecs des années 1960.
  • Et si le monde des échecs était un réservoir insoupçonné d’histoires dingues à adapter en série ?

Un coup de maître ! Avec aucune star à l’affiche et une thématique – le monde des échecs – a priori un peu austère, rien ne prédestinait Le jeu de la dame  (The Queen’s Gambit), mise en ligne en catimini fin octobre sur Netflix, à figurer en tête des contenus les plus populaires de la plateforme.

Et pourtant, la minisérie en sept épisodes qui retrace l’ascension de Beth Harmon, une orpheline américaine prodige en proie aux addictions, dans le monde très macho des échecs des années 1960, passionne tout autant les profanes que les joueurs avertis.

S’il n’y a nul besoin d’être Garry Kasparov pour apprécier la reconstitution des sixties façon Mad Men ou la performance magnétique d’Anya Taylor-Joy, la fiction de Scott Franck (Godless) et Allan Scott réussi à rendre hypnotiques ses parties d’échecs, chorégraphiées comme des ballets. Si Le jeu de la dame a rendu le monde des échecs télégénique, les échecs sont aussi un vivier insoupçonné pour les scénaristes.

  •  Bobbie Fisher, le vrai héros du « Le jeu de la dame »
     

Rien sur Beth Harmon dans les annales d’échecs, ni sur Google, ni sur Wikipédia, même si c’est une recherche très populaire. Si Le jeu de la dame a les atours d’un biopic, il s’agit de l’adaptation d’un roman de Walter Tevis, joueur d’échecs amateur, publié en 1983.

Cela dit, son roman s’inspire du parcours d’un vrai maître, Bobby Fischer. Il découvre les échecs à 6 ans et gagne à 14 ans son premier titre de champion des Etats-Unis. En 1958, à 15 ans, il devient le plus jeune grand maître de l’histoire. On lui attribue un QI astronomique de 180, supérieur à celui d’Einstein !

Comme l’héroïne de la série Netflix, il a appris le russe afin de se préparer au « match du siècle » en 1972 où il sera sacré champion du monde à Reykjavik face à Boris Spassky, qui sert de modèle au fictif Vassili Borgov, brisant l’hégémonie soviétique sur la discipline.

Le roi des échecs se mure alors dans une tour d’ivoire. L’Américain abandonne en 1975 son titre à Anatoli Karpov sans jouer pour rester invaincu. Enrôlé dans une secte, l’Eglise universelle de Dieu, le fou sombre dans la paranoïa et l’antisémitisme.

Contrairement à son double féminin de fiction, Bobby Fisher n’a pas eu de problèmes d’addiction. « On m’a diagnostiqué un cœur rhumatismal et on m’a administré de fortes doses de médicaments dans un hôpital. C’est de là que vient la dépendance à la drogue de Beth dans le roman », a expliqué l'auteur Walter Tevis.

  •  Garry Kasparov, une intrigue digne de « Black Mirror »
     

« Sa domination, bien que de très courte durée, a fait de lui le plus grand joueur d’échecs de tous les temps », dira de Bobby Fisher un autre grand joueur, Garry Kasparov, en 2008. Ce dernier dispute son premier championnat du monde en 1984 à Moscou contre Anatoli Karpov, tenant du titre depuis 1975. Il n’a que 21 ans.

Après cinq mois et 48 parties, la compétition est interrompue, la FIDE veut « préserver la santé des joueurs ». Kasparov s’impose face à Karpov en 1985 et devient le 13e champion du monde. Un titre qu’il conserve jusqu’en 2000.

Le champion du monde se passionne pour les jeux d’échecs sur ordinateur. Il collabore à la première version de Chessbase sur Atari et devient son premier utilisateur officiel en 1987. De 1989 à 1997, il affronte avec succès toute une série de superordinateurs et autres programmes.

« Au mieux de ma forme, l’ordinateur capable de me battre n’est pas encore construit », déclare-t-il au Figaro le 3 mai 1997 avant d’affronter l’ordinateur d’IBM, Deeper Blue. Quelques jours plus tard, le 11 mai 1997, il s’incline devant le monstre cybernétique à l’issue d’un duel de huit jours.

Si Deeper Blue est parvenu à vaincre le meilleur joueur de la planète, c’est surtout parce que le joueur s’est effondré. Deeper Blue a joué plusieurs coups étonnants lors de la seconde partie, et Kasparov semblait plus obsédé par percer ce mystère qu’à battre la machine.

  •  Viktor Kortchnoï, un script façon « The Americans »
     

Durant la guerre froide, pour le Kremlin, la victoire aux championnats du monde symbolise la supériorité intellectuelle. Une suprématie disputée par les Américains : c’est Henry Kissinger, conseiller spécial de Richard Nixon, qui convainc Bobby Fischer de se rendre en Islande pour affronter Boris Spassky en 1972.

Viktor Kortchnoï, grand maître international depuis 1956, fut pendant plus de trente ans un des dix meilleurs joueurs du monde. Exclu pendant un an de la sélection nationale soviétique à la suite d’une interview où il osait critiquer l’URSS, il participe en 1976 à un tournoi à Amsterdam à l’issue duquel il demande l’asile politique aux Pays-Bas.

En 1978, le dissident soviétique, qui défend désormais les couleurs suisses, affronte à Baguio (Philippines) le champion du monde en titre, Anatoli Karpov. La chaise du dissident, importée de Suisse, est passée au rayon X. On se querelle aussi au sujet des drapeaux, près des échiquiers. Au premier rang, Vladimir Zoukhar, un parapsychologue, membre officiel de la délégation soviétique, fixe imperturbablement Viktor Kortchnoï.

Le joueur est persuadé qu’on essaie de l’hypnotiser. Il se plaint à l’arbitre et demande à Karpov de ne plus tenter de le distraire. Ce dernier rétorque : « Je suis distrait par ses lunettes de soleil réfléchissantes. » A la 17e partie, Kortchnoï exige que les six premiers rangs soient vides de spectateurs.

A la suivante, deux yogis, membres de la secte Ananda Marga, en liberté conditionnelle, débarquent dans la salle de jeu et se tournent en position du lotus vers Vladimir Zoukhar. Contre toute attente, ce dernier quitte la salle.

Anatoli Karpov est aussi accusé de recevoir des messages codés par l’intermédiaire du parfum des yaourts qu’il consomme pendant la partie. Cette plainte fut prise au sérieux et le Russe dut se contenter de yaourts à la framboise.

A l’issue de cette étrange rencontre, Anatoli Karpov conserve son titre de justesse. Des années plus tard, Mikhaïl Tal, ancien champion du monde, dit à Kortchnoi que le KGB avait envisagé de l’assassiner si celui-ci était devenu champion du monde.

  •  Al-Amîn, une histoire à la « Game of Thrones »
     

De tous les califes du Moyen Âge, Hâroun ar-Rachîd, le cinquième de la dynastie abbasside, est probablement le plus célèbre grâce aux contes des Mille et une nuits. Bien que fils aîné du calife, al-Ma’mûn était le fils d’une esclave perse, tandis que son jeune demi-frère Al-Amîn était le fils de Zubayda, petite-fille du second calife abbasside, al-Mansûr.

Pieux, c’est au cours d’un pèlerinage à La Mecque que Hâroun ar-Rachîd décide d’un arrangement entre les deux frères : à sa mort, al-Amîn sera calife et gouvernerait les régions à l’Ouest de l’empire (L’Irak et la Syrie), tandis qu’al-Ma’mûn gouvernerait sur le Khorasan, et les contrées plus à l’est.

A sa mort en 809, la rivalité des deux frères, attisée par les complots de cours en mode Game of Thrones, tourne évidemment à la guerre. En 813, alors que les forces d’Al-Ma’mūn assiègent Bagdad, à l’intérieur du palais, le calife Al-Amîn était engagé dans une autre bataille : une partie d’échecs avec son eunuque préféré, Kauthar.

Malgré l’annonce de l’arrivée imminente de l’ennemi, Al-Amîn est trop absorbé par le jeu pour s’enfuir. Al-Amîn met en échec et mat le roi de son adversaire de jeu tandis que l’armée de al-Ma’mûn envahit le palais. Al-Amîn est décapité et son frère al-Ma’mûn s’empare de l’empire des Abbassides.

  •  Le Turc mécanique, star de « Dr Who »
     

Une attraction fait sensation à la cour de l’Impératrice d’Autriche Marie-Thérèse. Il s’agit d’un automate capable de jouer aux échecs, lequel se présente sous la forme d’un mannequin moustachu et portant un turban, assis devant un petit meuble surmonté d’un échiquier, créé par Wolfgang von Kempelen.

Le Turc Mécanique remporte un vif succès dans toute l’Europe et même aux Etats-Unis, affrontant Napoléon et Benjamin Franklin. Alors que cette machine semble jouer de façon autonome, un ingénieux système dissimule un véritable joueur.

Cet automate a inspiré non pas un, mais deux épisodes de la série culte Doctor Who à Steven Moffat, « La cheminée des temps » et « Le Cyberplanificateur ». Le Turc est aussi au centre de Terminator : Les Chroniques de Sarah Connor.